chapitre 17 À quoi sert l'école ?




1 - MA COPIE
1Compte tenu de ce que je viens de raconter, je tiens à revenir sur ma rentrée en cinquième telle que je les narrée au chapitre XI, afin de m'assurer qu'il n'y ait pas de quiproquo.
En effet, ça commence par la rentrée de toutes les filles DANS LA GRANDE SALLE ; les copines se retrouvent au terme des grandes vacances et ont plein de choses à se raconter.
Interruption soudaine !
Un prof entra dans la classe et les cours reprirent ; de longues et interminables heures de cours durant lesquels il fallait rester assise, sans bouger, à attendre la fin.
Ça, on va en reparler.
Et puis là, dans mon imagination, il y a un punk londonien qui débarque et m'emmène avec lui en Angleterre. Il est bien entendu que cette situation ne m'est jamais apparue en vision. C'est juste le genre de scénario que je m'inventais pour me passer le temps, pendant les cours, quand je me barbais.
2Maintenant que ce point est éclairci, j'en viens à l'essentiel du présent chapitre.
À QUOI SERT L'ÉCOLE ?
L'école sert à pousser l'humanité vers son autodestruction.
C'est, du moins, l'impression que j'eus, en maternelle, au regard de la maîtresse qui s'acharnait à plonger les enfants dans la torpeur et l'avilissement.
J'aimerais m'arrêter plus longuement sur ce problème grave. Néanmoins, quelque part à l'école primaire, j'appris que ce genre de réponse vaut zéro parce que hors sujet : même si le ver est dans le fruit, c'est pour nourrir sa famille que le jardinier le fait pousser. Certes, l'école est corrompue par la vermine mais dire que le fruit sert à nourrir le ver serait le lui abandonner. Au contraire, l'enfant doit s'approprier ce service public qui est le sien.
3En conséquence, pour répondre à la question : « à quoi sert l'école ? », il faut se demander à quel besoin de l'enfant elle répond et uniquement cela. Tout le reste est potentiellement véreux.
L'enfant, au singulier ? L'école en accueille des millions chaque année. Je ne peux pas parler en leur nom. C'est à chacun qu'il appartient de chercher sa propre réponse dans l'introspection.
Donc, moi, toujours moi ! Où est ma réponse ? Au chapitre IV, peut-être bien ; c'est là que je raconte que ÇA COMMENÇAIT BIEN, mon projet qui était d'aller à l'école deux années ; la première (maternelle), pour devenir amie avec des enfants de mon âge et la seconde (primaire), pour apprendre à lire et à écrire mon livre.
4Ça tombe bien, me direz-vous, mon projet correspondait pile-poil à ce qu'on était sur le point de m'imposer. En fait, ce n'était pas une coïncidence. C'est un projet que j'avais élaboré avec ma grande sœur ; plus exactement, c'est un projet que ma grande sœur m'avait mis dans la tête pour me préparer à accepter une fatalité à laquelle j'allais être confrontée. L'intention de ma grande sœur était louable, elle avait juste voulu me faire adopter une disposition d'esprit propre à me plaire à l'école. Ce faisant, elle avait glissé en mon esprit des notions qui n'étaient pas miennes, à la base, et qui n'étaient pas siennes non plus, d'ailleurs. Elle les tenait du monde des adultes, du monde de l'école. En somme, il s'agit là de besoins créés par la publicité. Le ver est dans le fruit.
5En tant qu'enfant, mon véritable besoin personnel, c'est bien plus avant dans le chapitre que je l'exprime, quand LA SORTIE DU COCON se manifesta pour moi par cette question :
« Comment ça se fait que c'est jamais moi qui présente de nouveaux amis à la famille ? »
Le besoin que j'éprouvais était de me forger mon propre relationnel vis-à-vis du monde extérieur, hors de ma famille mais sans risque de me perdre.
Donc, voilà, le cours est terminé. Je peux rendre ma copie.
À QUOI SERT L'ÉCOLE ?
L'école sert à rencontrer des gens.


2 - ACCUEIL BRUTAL ET AFFLIGEANT
6Revenons maintenant DANS LA GRANDE SALLE, éclairée de cette nouvelle lumière, et reprenons !
Je disais, donc, que c'était la rentrée en cinquième, les filles papotaient entre elles…
Un prof entra dans la classe…
et arrêtons-nous sur ce personnage !
Toutes les filles attendaient dans la classe dont la porte était fermée parce que la principale de l'établissement ne voulait pas de bruit dans les couloirs.
La sonnerie avait retenti et la porte s'ouvrit. Toutes les filles se turent instantanément et regardèrent en sa direction, bien moins préoccupées par la discipline que par la question :
« Qui c'est qu'on a comme profs, c't'année ? »
7Nous vîmes paraître un énergumène qui ne ressemblait pas à nos profs ordinaires. D'ordinaire, dans cette institution catholique pour jeunes filles, les profs étaient soit des dames, soit des bonnes sœurs. Qu'est-ce qu'il faisait là, ce gars en tenue décontractée ? Était-ce le jardinier qui s'était perdu ?
C'était un petit mec au bronzage qui sentait bon le sable chaud, des mèches de cheveux décolorées par les embruns estivaux ; en survêtement, un sifflet autour du cou. Il balaya notre classe du regard, derrière un sourire crâneur qui en disait long sur les sentiments que lui inspiraient le fait d'avoir décroché un job de prof dans une école de filles.
Il ferma la porte derrière lui, marcha jusqu'au tableau en roulant des mécaniques pour bien montrer ses petits muscles ; puis il se présenta à nous : monsieur Bébert, professeur de gymnastique.
8Après, vous allez me dire qu'un prof de gym en survêtement, c'est plutôt banal. Ce qui l'est moins, c'est de voir un prof de gym dans une salle de classe mais bon, nous ne pouvions pas savoir que nous aurions gymnastique en première heure, personne n'avait sa tenue. Et puis, de toute façon, le prof qui fait cours à la première heure de la rentrée, quelle que soit la matière qu'il enseigne, est toujours chargé de régler divers détails avec les élèves ; nous communiquer nos emplois du temps, par exemple.
9Malheureusement, il avait aussi été chargé de nous accabler de la lecture du règlement scolaire.
Le règlement scolaire ! On aurait dit que les messieurs de l'éducation nationale s'imaginaient que la vie à l'école aurait été impossible s'ils n'avaient pas inventé la navrante prose qui le compose.
Mais bon, voilà quoi ! quand on naît dans un monde, il faut supporter les adultes en place et faire en sorte d'offrir mieux à nos enfants, quand on sera grands. Les adultes ont leurs qualités et leurs défauts. Ils nous ont donné la vie. Ils nous offrent leurs qualités, il faut pardonner leurs défauts.
10Pardonner les défauts des autres, c'est facile. Ce qui l'est moins, c'est de les endurer.
La rentrée des classes était toujours pour moi un moment d'extrême déchirement. Je devais rompre avec ma vie, mon bonheur et mes espoirs pour retourner m'enterrer dans les larmes, la solitude, les moqueries des autres enfants et le harcèlement des professeurs jusqu'à l'été suivant. C'était psychologiquement insoutenable. Les jours qui précédaient la rentrée, je me sentais de plus en plus envahie par le cafard, jusqu'au moment fatidique.
J'essayais, de toute la force de mon courage, de reprendre le dessus en me répétant :
« Ça va aller ! ça va aller ! »
mais dès la première heure de cours, les professeurs ne pouvaient pas s'empêcher de nous jeter à la face leur fichu règlement scolaire, et moi, j'en ressortais complètement lynchée, le moral à zéro, totalement découragée. Si j'avais essayé, les jours précédents, de me confectionner quelques bonnes résolutions pour mon année scolaire, il n'en restait rien. Tout avait été enseveli sous les exigences gigantesques du règlement scolaire.
11Que les grandes personnes de l'école se fussent imaginé que le règlement sorti de leurs têtes était bon, c'est une chose mais ils auraient au moins pu - ils auraient dû - avoir la délicatesse d'attendre quelques jours, que nous fussions un peu remises de la lourde épreuve de la rentrée des classes, afin avant de nous le présenter ; au lieu de nous sauter dessus, comme ça, telles des brutes épaisses.
Mais bon, moi, j'étais sage et obéissante. J'endurais en silence, toute seule dans mon coin. Par conséquent, s'il y eu des oh ! et des ah ! lorsque monsieur Bébert nous fit ouvrir, à la page du règlement scolaire, les carnets de correspondance qu'il venait de nous distribuer, ils ne sont pas de mon fait.
12« Hé ! j'y suis pour rien, moi, se défendit monsieur Bébert. Moi, chuis là pour vous faire faire du sport, c'est tout. On m'a dit de lire avec vous le règlement scolaire. Qu'est-ce que vous voulez qu'j'y fasse ? Si j'refuse, j'perds mon boulot et vous, vous aurez un autre prof qui viendra à ma place vous faire lire le règlement. J'aurai tout perdu et vous n'aurez rien gagné. Alors, on y va ! Quand ce s'ra fait, on s'ra tranquille avec ça. »
13En clair, même si la lecture de ce fichu règlement n'était propre qu'à nous procurer de l'ennui, nous devions nous le coltiner par charité bénévole envers notre prof parce que les gens qui lui payaient son salaire - et qui n'étaient pour nous que des étrangers - exigeaient de lui qu'il nous ennuyât avec ça.
Tels étaient, grosso modo, les murmures qui montaient dans la classe, dans une atmosphère de sévérité courroucée propre au milieu dont étaient issues les jeunes filles de bonne famille qui composaient la majeure partie de notre classe.
Monsieur Bébert objecta que la lecture du règlement n'était, somme toute, que le premier cours de l'année scolaire et qu'un cours n'est jamais ennuyeux. C'est le prof qui rend le cours ennuyeux… ou pas ; et que c'est en intéressant les élèves à son cours que le professeur mérite son salaire.


3 - PIROUETTES ET SINGERIES
14Il démarra donc le fameux cours :
« L'école est obligatoire. Est-ce que vous êtes d'accord avec ça, les filles ? »
Les premières réactions ne tardèrent pas, venant d'élèves quelque peu agitées, visiblement émoustillées par le très décontracté les filles qui remplaçait le très rigide mesdemoiselles de nos profs ordinaires :
« non !!! »
15Après un temps de réflexion, d'autres élèves, plus posées, plus mesurées, levèrent la main pour demander la parole, quelque peu gênées par le très cavalier les filles qui avait remplacé le très distingué mesdemoiselles de nos professeurs ordinaires mais désireuses de tempérer le comportement de camarades qui perturbent la classe (comme disaient les professeurs ordinaires).
« L'école, c'est bien, on y apprend des choses intéressantes mais c'est par choix. Si on dit que c'est par obligation, tant pis, on vient quand même mais c'est pas pareil ; c'est pas aussi bien. On a des raisons de venir par choix. Alors, pourquoi dire que c'est pas obligation ?
- Pourquoi ? Continuons la lecture du règlement ! On va peut-être en apprendre un peu plus sur le sujet »
répondit monsieur Bébert.
16Écoutant, d'une oreille distraite, le prof lire les fadaises ordinaires du même règlement que j'avais déjà entendu un an plus tôt, je pris soin de noter dans mon livre imaginaire un détail qui était ressorti de la conversation que je viens de résumer en faisant intervenir l'ensemble de la classe d'une seule voix.
Les filles qui, posées, mesurées, avaient pris la parole pour dire qu'elles venaient par choix étaient parmi celles qui s'étaient démarquées, lorsque nous étions en sixième, comme étant les meilleures élèves d'entre nous. Elles parlaient, évidemment, chacune en son nom et n'engageaient que son propre choix. La question s'était alors posée de savoir si, pour les autres élèves, moins bonnes, moins désireuses d'étudier, moins courageuses, moins intelligentes, moins ci ou moins ça, l'obligation d'aller à l'école était une bonne chose. À cela, toutes les filles de la classe, bonnes ou mauvaises, qui voulurent prendre la parole, répondirent chacune que l'obligation n'était pas une bonne chose pour elle-même. Moi, je faisais partie de celles qui choisirent de se taire.
17Après lecture du premier paragraphe, monsieur Bébert le reformula à sa manière. Comme si on n'avait pas compris !
« Donc, à l'école, il y a des droits et des devoirs. Vous, vous avez le devoir de travailler en cours, parce que c'est comme ça que ça se passe à l'école ; et puis, chez vous aussi, parce que ça s'appelle des devoirs à rendre pour l'école. En contrepartie, les professeurs ont le droit d'avoir recours aux sanctions pour vous obliger à travailler, que vous le vouliez ou non. Est-ce que vous trouvez ça juste ? »
Des « nons !!! » fusèrent joyeusement du groupe des élèves dissipées.
18Était-on sérieux, là ? Certes, non ! Les filles de ce groupe s'échangeaient des petits rires sous la table, contentes de se retrouver, au terme des grandes vacances, dans la même classe. Face à monsieur Bébert, elles se réjouissaient à l'avance des espiègleries qu'elles allaient inventer ensemble, tout au long de l'année scolaire, pour déroger au règlement.
Les plaisanteries du professeur ne dupaient personne. Il n'avait devancé les arguments des plus réfractaires que pour mieux les contrer par la suite. C'était couru d'avance. Il commençait par tendre une perche aux élèves turbulentes pour les laisser se défouler deux minutes ; après quoi, il allait sûrement nous sortir un :
« Bon, allez ! maintenant, soyons raisonnable !… »


4 - LA GUERRE FOLLE
19On connaissait d'avance la suite de l'argumentaire. Tenez ! je vous le fais :
« Il ne faut pas noircir le tableau. On vient à l'école pour rencontrer des gens et il nous est donné d'y rencontrer des professeurs, c'est-à-dire des grandes personnes qui ont choisi de venir là pour apporter des connaissances aux enfants. C'est louable et il faut les respecter pour cela. »
N'était-ce pas ce que monsieur Bébert voulait nous amener à dire, au final ? N'était-il pas dans le camp des professeurs, après tout ? En tout cas, s'il attendait que quelqu'un levât la main pour lui donner cette réponse de fayote, ça n'allait pas être moi parce que je n'étais pas d'accord avec ça.
20C'est vrai que les professeurs donnaient beaucoup d'eux-mêmes pour nous apporter des connaissances. Ils venaient tous les jours, pour nous, pour nous apprendre des choses. Ils préparaient leurs cours à l'avance, ils expliquaient et réexpliquaient inlassablement ce qui n'était pas compris, ils corrigeaient les copies. C'était un travail énorme. Alors, pourquoi nous, élèves, ne donnions-nous pas toujours le meilleur de nous-mêmes pour apprendre ce qu'ils venaient nous enseigner ?
Parce que l'école était obligatoire ! Les professeurs venaient à l'école parce qu'ils avaient fait le choix d'enseigner alors que les élèves étaient là parce que le règlement scolaire allait les chercher de force chez eux, s'ils ne voulaient pas venir. C'est de là que naissaient toutes les tensions qui pouvaient exister entre élèves et enseignants. Ce n'était pas la faute des professeurs, à la base, mais c'est en leurs mains que le règlement scolaire déposait les outils de sanctions destinés à soumettre les non-consentants ; et tous ces adultes usaient de ces outils pour imposer grossièrement leurs centres d'intérêt à des enfants qui ne les partageaient pas forcément.
C'est choquant, quand on y pense mais eux, les profs, étaient toujours récompensés par un salaire ; ce qui apaisait leur conscience. De là, leur discernement était corrompu, ils croyaient bien faire et ne comprenaient même plus le manque d'assiduité aux études de certains élèves, dits mauvais.
21Bon, après, ils comprenaient quand même un petit peu, ne serait-ce que parce que les agaceries de certaines élèves indisciplinées leur servaient de leçon mais, au bout du compte, la punition était toujours retournée par le professeur contre l'élève indiscipliné, puisque c'est ce que le règlement avait prévu.
Finalement, c'était une guerre qui se livrait entre les enseignants et les élèves. Tout ça, à cause d'un règlement scolaire pondu par des gens ; des gens qui vivaient, quelque part, ailleurs ; des gens que nous ne connaissions pas et qui ne nous connaissaient pas ; des gens qui se faisaient appeler éducation nationale.
22Mais moi, j'étais sage. Je n'étais pas comme les filles agitées qui riaient à la lecture du règlement scolaire. Pour avoir envie de rire, en entendant ce sinistre réglement qui allait nous être imposé pendant toute la période qui nous séparait des prochaines grandes vacances, il fallait faire le choix de la désobéissance. Pour ça, ces filles-là, je les avais vues à l'œuvre l'an passé ! Elles riaient toujours, quand elles faisaient des bêtises… mais elles arrêtaient de rire quand elles étaient punies. L'histoire avait toujours cette finalité.
Alors, bien sûr, les filles qui voulaient faire des bêtises tâchaient de s'arranger pour ne pas se faire prendre mais, à la longue, la menace d'une sanction agit comme la sanction elle-même et, s'il veut avoir l'esprit en paix, l'enfant grandissant doit apprendre à s'assagir.
23Mais où est la sagesse ?! Tout le monde sait que le sage se tait lorsqu'il n'est pas écouté. Est-ce que deux enfants qui parlent ensemble en classe font une bêtise ? Non ! ils marquent leur désintérêt pour les propos du professeur. C'est un droit, que le règlement scolaire retirait aux enfants. La sagesse aurait voulu que le prof disse :
« Ça vous intéresse pas, c'que j'dis ? Ok, je me tais. »
Le droit à la liberté, que l'enfant ne devait pas à l'éducation nationale, lui était arraché par l'éducation nationale dans la mesure où elle bafouait la sagesse.
24Quand on se détourne de la sagesse, on perd son discernement. Ça valait aussi bien pour les professeurs que pour les enfants désobéissants. Deux enfants qui parlent ensemble, pendant la classe, au lieu d'écouter le professeur, font-ils une bêtise ? Non, ils marquent leur refus au règlement scolaire mais, à force de sanctions, à force de dérives, ils finissent par croire que ce sont des bêtises et qu'heureusement que le règlement scolaire est là pour les corriger. Alors, leur rire d'enfant, auquel ils se raccrochaient tant, ce rire espiègle qui les trahissait, s'évanouit petit à petit et ils deviennent des adultes qui trouvent le règlement très bien et estiment qu'il faut l'imposer aux enfants. Telle est la voie de perdition dans laquelle s'enfoncent les enfants désobéissants.
25Si on veut protéger son rire du danger d'être cassé, il faut le laisser rangé dans son cartable. Moi, je ne l'amenais même pas à l'école.
Comme chacun sait, un enfant qui ne rit pas est un enfant traumatisé donc le règlement scolaire est traumatisant.


5 - C'EST BEAU, DE RÊVER
Bon, moi, ce que j'en dis… je n'étais pas la seule à ne pas rire à la lecture du règlement scolaire mais j'étais la seule à pleurer, toute seule dans mon coin, tout au long de l'année scolaire. Alors, écoutons ce que les autres avaient à en dire !
26Monsieur Bébert laissa s'exprimer toutes celles qui le voulurent. Les premières à prendre la parole furent des bonnes élèves. D'autres souhaitèrent intervenir. Il y eut concertation.
Il en ressortit que même les meilleures élèves n'étaient pas d'accord sur tout. Que l'école fût obligatoire ou non, elles avaient fait le choix de venir étudier et acceptaient les règles édictées au sein des cours. En revanche, chez nous, c'est notre vie privée, c'est à nous de la mener à notre guise, en principe. Que le professeur suggère des exercices, donne des pistes pour qui veut approfondir ce qu'on a vu en cours, ce serait le bienvenu mais des devoirs imposés, c'est plus une gêne qu'autre chose et ce n'est pas juste.
D'autres élèves, dans la classe, avaient plus de réticence à venir par obligation ou à venir tout court, pour diverses raisons qui leur étaient personnelles mais c'était leurs parcours à elles et elles n'avaient pas l'intention de causer de dérangement à celles qui voulaient étudier en classe. De plus, ce concept de respect de la vie privée, avec devoirs à la maison proposés et non plus imposés leur plaisait et elles se dirent prêtes à accepter le compromis.
Toute la classe tomba d'accord là-dessus.
27Monsieur Bébert s'en sortait bien, vu qu'il n'y avait jamais de devoirs à faire à la (?) maison, en cours de gym. Il passa donc au paragraphe suivant. Pareil que précédemment, il le lut une fois et le reformula à la manière d'un rebelle.
Pareil que précédemment, le petit groupe de cinq ou six filles pétulantes, au milieu de la colonne de droite, clamèrent un grand « non ! », tandis que tout le reste de notre grande classe d'une trentaine d'élèves était triste et silencieux ; puis se firent entendre des voix pondérées de bonnes élèves qui reconnaissaient qu'effectivement, il y avait quelque chose qui clochait dans le règlement bien qu'il avait du bon.
Pareil que précédemment, un débat s'ouvrit et toute la classe tomba d'accord sur une juste correction à apporter à ce paragraphe.
28Monsieur Bébert passa au suivant et ainsi de suite, tous selon le même principe, enrichis d'une interprétation à la monsieur Bébert et suivis d'un débat mais, déjà, mes yeux invitaient un punk londonien à se promener dans le parc boisé désert, éclairé par le soleil matinal d'un lendemain de grandes vacances, qui transparaissait derrière les grandes et nombreuses fenêtres latérales de la salle de classe.


6 - RACKET À L'ÉCOLE
29Sans doute étions-nous arrivés au dernier paragraphe lorsque monsieur Bébert, debout face à nous, brandit son exemplaire du carnet de correspondance et clama, à titre de conclusion :
« Alors, les filles, vous êtes d'accord avec ce règlement scolaire ?
- Non !
- C'est très bien. Signez ! »
30Toutes les filles de la classe s'interrogèrent du regard les unes les autres. Ce n'était plus, cette fois, seulement les cinq ou six filles les plus agitées qui avaient répondu non. C'était toute la classe. c'était un non unanime, étant donné qu'aucun paragraphe de ce texte, absolument aucun, n'avait reçu l'entière approbation d'une seule d'entre nous.
Non ! Il ne pouvait décemment nous être demandé de signer ce avec quoi il était clairement établi que nous étions en désaccord.
Ce à quoi monsieur Bébert répondit tout bonnement :
« On m'a pas dit de vous le faire accepter. On m'a dit de le lire avec vous et de vous le faire signer. Alors, on en a discuté entre nous, je vous ai permis de vous exprimer librement mais moi, j'ai reçu pour instruction de vous le faire signer et je dois m'y conformer. Alors, vous allez pas m'embêter. Vous signez et je vais passer dans les rangs pour vérifier que ce soit fait. »
31Sitôt dit, il commença son tour mais personne n'envisageait de signer puisque ça allait à l'encontre de ce qui avait communément été convenu. Tous les paragraphes, l'un après l'autre, avaient été étudiés et concertés. Des corrections y avaient été apportées pour les rendre plus justes et compatibles avec notre épanouissement intellectuel. C'était un projet sérieux, construit par toute la classe, en vue d'être présenté à la négociation devant les adultes. Alors, non ! Signer maintenant aurait été trahir la classe autant que se trahir soi-même.
Si le prof allait se placer devant une élève en particulier pour faire pression sur elle, elle se tournait vers les autres, à la recherche d'un soutien, et ne signait pas.
32Finalement, toutes les filles de la classe se tournèrent vers les cinq ou six qui faisaient le plus de bruit depuis le début du cours, celles qui rouspétaient le plus fort, celles qui portaient haut et fort les revendications de l'ensemble de la classe.
Monsieur Bébert eut vite fait de comprendre que s'il voulait obtenir toutes les signatures de la classe, il lui suffisait de s'en prendre aux meneuses.
Il alla donc auprès d'elles et leur dit :
« Bon, allez ! ça suffit, maintenant. Vous signez. M'obligez pas à vous envoyer voir ça dans le bureau de la principale !
- Quoi ?! »
Non mais alors, monsieur Bébert ! On se la joue à la cool et, après, on veut punir tout le monde ? Nous, si on avait eu une prof ordinaire, ça se serait passé de façon ordinaire et personne n'aurait fait d'histoire. C'est lui qui nous a poussé dans cette voie et, après, il nous le reproche ?
« Non, moi, j'punis personne. J'vous dis juste que si vous avez quelque chose à redire au règlement scolaire, c'est avec la principale de l'établissement qu'il faut aller voir ça, maintenant. Moi, j'ai fait mon boulot, ça m'concerne plus. »
33Ouais mais enfin il ne nous appuyait pas non plus. Il nous reniait, de sorte que si on allait voir la principale, c'était pour n'avoir pas obéi au professeur. Il est clair que les filles les plus turbulentes de la classe n'avaient aucune envie d'aller faire des vagues au bureau de la principale, dès le jour de la rentrée, pour une cause qu'elle savaient perdue d'avance. Et puis, de toute façon, elles s'en fichaient de ce que pouvait bien contenir le règlement scolaire. Leur truc, à elles, c'était de faire des bêtises pour y échapper. Alors, elles signèrent.
Alors, toutes les filles de la classe prirent leur stylo et signèrent. Il n'y avait pas le choix.
34Monsieur Bébert vérifia scrupuleusement chaque carnet de correspondance, allant de colonne en colonne et de table en table, savourant sa victoire à la vue de chaque signature apposée. Il n'en manquait aucune.
Soudain, il s'arrêta net et poussa un « ben ! » de stupéfaction en constatant que moi, qui n'avais pas décroché un mot de tout le cours, je n'avais pas signé.
En fait, je n'avais pas ouvert la bouche une seule fois depuis que j'étais partie de chez moi.
Monsieur Bébert posa le doigt sous l'emplacement prévu à cet effet et m'ordonna de signer.
J'obéis.
35Il est bien entendu que l'élève mineur d'un établissement scolaire ne saurait être tenu responsable pour ce qu'il fait par obéissance envers son professeur, au sein d'un cours. Ceci est un exercice, sans aucune valeur réelle. Tout au plus aurait-on pu m'attribuer une note en cours de dessin.
Au moins, ce jour-là, à l'école, j'appris quelque chose. Dans le cours de monsieur Bébert, j'appris qu'une signature rackettée n'engage la responsabilité que du racketeur.
Merci, prof. T'es un bon, toi !
Restait à savoir ce que ça pouvait bien leur apporter, à ces messieurs de l'éducation nationale, de nous extorquer des signatures fictives, puisque ce fait témoignait à lui seul de notre non-consentement au règlement scolaire ; alors que nous aurions pu faire mieux, beaucoup mieux, à l'école et de l'école. Voulait-on briser notre volonté ?
À quoi sert l'école ?


7 - LA PLEUREUSE
36Bien évidemment, les filles les plus agitées de la classe, les plus turbulentes, celles qui faisaient des bêtises pour fuir le règlement, se trouvaient aussi être celles qui m'embêtaient le plus. À l'école, le sort des enfants était si dur qu'ils avaient besoin d'un défouloir. Puisqu'ils ne pouvaient pas retourner contre l'enseignant le mal qu'il leur faisait sous peine d'être punis, ils évacuaient ce mal en le retournant contre quelqu'un d'autre, quelqu'un qui ne pouvait pas se défendre.
Depuis la maternelle, la tête de Turc, c'était moi tout le temps.
37Quand on était en cours, encore, ça allait. Je restais là, assise, sans bouger et je m'enfermais dans mon imaginaire en attendant la fin. Mon inertie ne causait aucune pénibilité aux professeurs dans le cadre de leur activité salariée donc ils ne me punissaient pas et je me faisais si bien oublier qu'ils me dérangeaient peu. Je m'ennuyais paisiblement.
Par contre, la récréation, ce n'était pour moi que larmes et tourments.
38À la maternelle, en récréation, il y avait Claire et Sylvie qui voulaient toujours jouer avec moi mais si j'acceptais de les suivre dans leurs jeux, la maîtresse venait et me punissait. Alors, à la fin de l'année, je leur avais dit que nous pourrions jouer ensemble quand nous serions à la grande école mais Claire était triste parce qu'elle déménageait et ne verrait plus jamais ni Sylvie ni moi.
Et là, la maîtresse était venue me voir et m'avait dit, genre :
« L'année prochaine, à la grande école, tu vas avoir une nouvelle maîtresse, qui ne sera pas comme moi. Alors, tu crois que tu es débarrassée de moi, que tu vas enfin pouvoir rire et jouer comme les autres enfants, en récréation ? Détrompe-toi ! Ce que je t'ai fait te poursuivra encore longtemps. Tu ne t'en relèveras pas comme ça. »
39Pourtant, à la rentrée au cours préparatoire, à l'issue des grandes vacances réparatrices, je m'étais dit que j'étais grande et qu'à la grande école, je ne pleurerais pas. En classe, tout avait bien commencé. La maîtresse me traitait comme les autres enfants. Elle nous offrit à chacune de beaux livres et cahiers tout neufs, pour apprendre à lire et à écrire, et je lui dis merci. Moi-même, j'étais venue avec un beau cartable tout neuf et une belle trousse toute neuve remplis de beaux jouets tout neufs pour apprendre à lire et à écrire. J'étais heureuse.
40Cependant, dès que nous étions sorties en récréation, tout avait basculé d'un coup. Tout avait recommencé exactement pareil qu'en maternelle, le même cauchemar, et moi, j'avais pleuré parce que ce n'était pas possible autrement.
Mais là, la nouvelle maîtresse, du cours préparatoire, s'était approchée et avait grondé toutes les filles qui m'entouraient, qui se moquaient de moi et me montraient du doigt en disant :
« Hou, la pleureuse ! Hou, la pleureuse ! »
Alors, les filles, penaudes, avaient arrêté de m'embêter mais l'une d'elles, une brune aux cheveux raides, s'était retournée vers la maîtresse et lui avait répondu :
« C'est la maîtresse [de maternelle] qui nous a appris. »
Il y avait de la contrariété dans sa voix, on aurait dit qu'elle avait reproduit la scène qui s'était perpétuée tout au long de l'année de maternelle pour prendre la nouvelle maîtresse à témoin du mal que l'ancienne avait obligé tous les enfants à me faire.
Cette fille, je crois bien que c'était Laurence. Vous savez, celle avec les petites joues toutes roses qui est déjà apparue dans mon chapitre X.
41Alors, oui, il était clair que la nouvelle maîtresse n'était pas comme l'ancienne mais moi, ça n'allait pas. J'avais du chagrin, j'étais ébranlée. Et puis, la maîtresse de maternelle avait mis dans la tête de tous les enfants l'idée selon laquelle c'était une honte de s'afficher avec moi, de jouer avec moi, d'être gentil avec moi et ça restait gravé dans les esprits. Je le voyais bien à la façon dont toutes les filles continuaient à me rejeter.
Tout au long de la primaire, je m'étais efforcée à remonter du gouffre, lentement, petit à petit mais, lors de ma rentrée en sixième, à Voisenon, on aurait dit que les forces du mal s'étaient acharnées contre moi et m'avaient replongée dans le gouffre, plus profond que jamais.
Alors, même si les filles de Voisenon m'embêtaient, se moquaient de moi et me faisaient pleurer en reproduisant exactement le même schéma que celui que j'avais presque toujours connu depuis la maternelle, je ne leur en voulais pas parce que je ne croyais pas que cela venait d'elles.
Les vrais méchants, c'est toujours les adultes.
42Mais bon, ça ne veut pas dire non plus que tous les adultes étaient foncièrement méchants, je ne le croyais pas.


8 - C'EST POUR RIRE
De retour en classe, elle avait l'air gentil, cette jeune femme aux cheveux longs qui vint se présenter à nous comme étant madame Jesaispluscomment, professeur de jesaisplusquoi (français, peut-être).
Ça se voyait qu'elle était gentille quand, regardant l'ensemble de la classe, elle nous dit tendrement :
« Oh ! mais faites donc pas cette petite mine maussade ! Allons ! regardez vos camarades qui rient joyeusement ! Prenez exemple sur elles ! »
43Les camarades joyeuses en question, c'était qui ? Toujours les mêmes, évidemment, ce petit groupe de cinq ou six filles turbulentes dont les rires libres et espiègles prouvaient qu'elles n'envisageaient pas le moins du monde de se conformer au règlement scolaire.
En somme, madame Jesaispluscomment nous encourageait à suivre le mauvais exemple, par pure maladresse. Sans doute, la reprise était un déchirement pour elle aussi, alors voir de la tristesse partout autour d'elle ne l'aidait pas à avoir le moral.
44En tout cas, sa suggestion ne fut pas suivie d'effet. Outre les cinq ou six rigolardes qui étaient un peu fières d'être citées en exemple, toutes les autres filles de la classe restèrent silencieuses et sans le moindre sourire (du moins, de ce que je pus en voir, du fond de la classe, quand elles tournèrent la tête pour regarder les rieuses).
45Alors, moi, je levai la main et quand la prof me donna la parole, je posai la question :
« Vous voulez qu'on soit punies ?
- Ben ! bien sûr que non. Pourquoi dites-vous cela ?
- Parce que vous nous dites de rire comme celles qui font des bêtises, parce que c'est le premier jour de la rentrée, la reprise est difficile et ça fait du bien d'entendre rire autour de soi ; mais après, si on suit leur exemple, vous nous punirez tout au long de l'année parce qu'on aura fait des bêtises. Enfin, peut-être pas vous mais, c'que j'veux dire, c'est qu'c'est forcé de faire des bêtises, si on veut rire malgré le règlement scolaire. Ça s'entend bien, à leur rire, qu'elles font des bêtises. Moi, je le sais parce que, tout au long de l'année, quand j'entends ces rires, j'entends toujours, derrière, la voix d'un professeur les interrompre en disant : "Qu'est-ce que vous avez encore fait, comme bêtise ? Si vous n'en avez pas fait, c'est que vous êtes en train d'en préparer une. Vos rires vous trahissent". Ce sont les mêmes rires que vous citez en exemple, aujourd'hui, parce que c'est la rentrée. Moi, je dis pas ça pour les dénoncer pour que vous les punissiez. J'dis pas qu'èes ont fait une bêtise pis si c'est le cas, chuis pas au courant. Moi, j'ai juste entendu leurs rires, comme vous et p't-être que c'est elles qui ont raison de rire, après tout mais moi, c'que j'veux dire, c'est qu'si on veut rester obéissant, avec le règlement scolaire, c'est pas possible de rire. »
46Un long silence suivit. Tous les regards étaient tournés vers moi. Les filles du groupe des agitées qui, pour le coup, avaient cessé de rire, me regardaient interloquées que je leur eusse fait cet affront ; qui n'en était pas un, en fait. C'est le règlement, que je dénonçais.
Bon, moi, ce n'était que mon point de vue. Je m'attendais à ce qu'on levât la main pour ajouter quelque chose derrière moi ou pour me contredire, voire même à ce que toute la classe éclatât de rire à l'imbécillité que je venais de pondre. En général, en classe, j'évitais de l'ouvrir de peur de me ridiculiser mais il y a des fois, comme ça, il faut que ça sorte.
Quelques mains se levèrent, en effet, mais ce n'était que pour adresser des paroles de respect et de réconfort à notre pauvre professeur déconcertée. Nulle n'ajouta ni ne retira un seul mot à ce que je venais de dire et les mines, sur tous les visages de petites filles, étaient plus déconfites que jamais.
47Devant cette grande tristesse collective, la prof essaya désespérément un :
« Voyons, mesdemoiselles ! le règlement scolaire n'est pas si terrible que cela. Regardez les jeunes filles qui sont dans les grandes classes de notre établissement ! Elles sont sages, elles ne font pas de bêtises. Ça ne les empêche pas de rire.
- Mais non, madame ! Les grandes, èes rient jamais. J'dis pas qu'èes sont tristes. J'en sais rien et j'l'espère pas mais elles sont… sérieuses. »
Cette fois, les mots étaient sortis de ma bouche, tous seuls, comme une supplication.
48Tu parles ! Les mots étaient sortis de ma bouche, un peu vite, comme du n'importe quoi, ouais ! Ne riaient-elles jamais, les grandes de première, de terminale ? Je n'en savais rien, moi. Je ne m'étais jamais attardée à les observer assez longtemps pour les voir rire, voilà tout. Ça devait bien leur arriver de temps en temps, pour peu qu'elles fussent en présence d'une situation comique. Tout ce que je savais, c'est que pendant les récréations, on les voyait communément se promener lentement au fond du parc, déambuler entre copines et se parler à voix basse, parfois à tête basse, les yeux un peu vagues. C'est l'image que j'avais d'elles et je n'avais aucune envie de devenir pareil mais dire qu'elles ne riaient jamais, c'était peut-être un peu abusif. J'avais dit ce qui m'était passé par la tête et j'avais parlé un peu trop vite.
Néanmoins, là encore, nulle ne me contredit, pas même la prof.
49Alors, toute la classe réfléchit au problème, des mains se levèrent, une discussion s'engagea tandis que moi, je demeurai silencieuse.
Bien vite, résolution fut prise de trouver le moyen de rire, malgré le règlement et sans l'enfreindre. Pour toutes les filles de la classe sauf moi, ce moyen résidait dans la joie de se retrouver entre copines, au terme des grandes vacances, pour vivre ensemble une nouvelle année scolaire.
Moi, je n'avais pas de copines, à Voisenon mais ça, ce n'était que mon cas personnel. Ça n'intéressait personne. Alors, je me tus et laissai madame Jesaispluscomment poursuivre son cours.


9 - L'ISSUE SANS SECOURS
50Moi, à Voisenon, je n'avais rien ni personne à quoi ou à qui me raccrocher. Alors, la souffrance générée par le règlement scolaire imbécile inventé par les inconnus de l'éducation nationale, je la subissais de plein fouet à chaque instant passé à l'école.
Alors, tout au long de chaque récréation, je restais prostrée dans un petit coin et je pleurais. Je me creusais la tête pour trouver le moyen de sortir de là mais je ne trouvais jamais et chaque jour, chaque matin, je me voyais contrainte de retourner à Voisenon subir encore une journée faite de torture mentale et d'ennui ; et encore une autre journée, et encore une autre… Quand est-ce que ça allait s'arrêter ?!
51Qu'est-ce que je devais faire pour faire comprendre aux adultes que je n'étais pas à ma place à l'école ?
Qu'il fût maladroit de chercher à se faire comprendre par la désobéissance, ça, je le comprenais. En règle générale, la désobéissance n'a pour effet que de braquer les adultes et, après, ils refusent d'entendre raison. C'est pourquoi il vaut toujours mieux être obéissant et les laisser assumer la responsabilité de leurs ordres. Il faut être sage et patient et, tôt ou tard, on arrive à trouver un moment où les grandes personnes sont en assez bonnes dispositions d'esprit pour entendre nos demandes, en tenir compte et réajuster leurs exigences. Ça marche à la maison, avec les parents qui n'ont pourtant pas de diplômes pour exercer leurs fonctions. Pourquoi cela ne marcherait-il pas à l'école où les grandes personnes qui exercent sont tenues pour exemple en matière d'intelligence ?
Moi, je ne désobéissais pas, je pleurais. À chaque récréation, j'allais m'asseoir là, sur ce gros tronc d'arbre couché, en bord du chemin, et je pleurais, pleurais, pleurais jusqu'à la fin de la récréation. Chaque professeur qui entrait dans l'établissement passait devant moi et me regardait pleurer tous les jours ; ou passait sans me regarder, n'importe. Moi, je ne désobéissais pas, je ne perturbais pas les cours ni ne faisais rien de mal. J'exprimais mon désarroi de façon passive, pacifique et sincère. Alors, ils allaient bien finir par comprendre que ça n'allait pas, qu'il ne fallait pas me retenir.
52Et puis, un jour, passant à proximité de mon tronc d'arbre, une fille de ma classe me regarda comme si elle avait envie de me dire quelque chose. C'était sans doute quelque chose de méchant. À Voisenon, quand on me parlait, c'était toujours pour me dire des méchancetés.
Elle se ravisa et s'en alla. C'était pas une des plus méchantes, elle. Si elle m'avait déjà dit des méchancetés, je ne me rappelais pas. Toujours est-il que, ce jour-là, elle préfèra se taire et me laisser pleurer là toute seule, comme tout le monde.
À la récréation suivante, elle revint, s'arrêta devant moi, avec le même air de vouloir me dire un truc, et s'en alla.
Pendant plusieurs jours de suite, elle revint ainsi. Ça se voyait qu'elle avait envie de me dire un truc méchant. Ça la démangeait mais elle se ravisait à chaque fois.
53Jusqu'à ce que, passant près de moi, elle se décida et me lâcha :
« T'en as pas marre de rester là, comme ça ? Fait quelque chose ! Suicide-toi ! »
Je la regardai fixement, en silence. Elle partit rejoindre ses copines, mes yeux devinrent secs et mon esprit plongea en état de réflexion profonde et froide.
Puis sonna la cloche par laquelle l'école ordonnait à tous les enfants de revenir perdre leur temps en classe. Mes pensées étaient très claires dans ma tête froide. Je me levai du tronc d'arbre et marchai gravement jusqu'à ma classe.


10 - JUSTE UNE QUESTION
54Assise sur ma chaise, au fond de la classe, je vis madame Jesaispluscomment entrer dans la salle et, sans même jeter un regard vers nous, elle se mit à débiter tout un flot de paroles dérisoires et incongrues. En soit, cela n'avait rien d'extravagant, venant d'un professeur. Ça s'appelle faire son cours mais tout de même ! Qu'est-ce que ça veut dire, à la fin, ce comportement, de la part d'un adulte, d'embêter tout le monde, comme ça, avec ses petits centres d'intérêt, sans se soucier le moins du monde de savoir si on en a seulement quelque chose à faire ! Et puis zut ! il y a des choses bien plus importantes, dans la vie, que ces fichues matières scolaires.
55Ni tenant plus, je levai la main et madame Jesaispluscomment ne tarda pas à me donner la parole.
« Dans la mesure où l'école est obligatoire pour tous les enfants…
- Oui, coupa-t-elle vivement, comme si ces mots la mettaient en joie.
- … Si un enfant sait qu'il est pas à sa place, à l'école, est-ce qu'il doit se suicider où est-ce qu'il y a une autre issue de prévue ? »
56Pauvre madame Jesaispluscomment ! C'était toujours sur elle que ça tombait. Je n'avais rien contre elle, moi. Elle était bien gentille, cette prof-là. Ce n'était qu'un concours de circonstance qui avait placé son cours juste après que l'on m'eût dit : « suicide-toi ! » ; à moins que la fille eût fait exprès de placer sa remarque juste avant le cours de madame Jesaispluscomment. Toujours est-il que je ne pouvais pas garder ça pour moi. C'était trop grave. Il fallait qu'une grande personne fût au courant et c'est madame Jesaispluscomment qui était entrée la première dans notre salle de classe.
57Madame Jesaispluscomment ne prit pas mon intervention à la légère. Entendre le mot suicide en plein milieu de son cours, de la bouche d'un enfant, c'était grave. Peut-être que, dans ma colère, j'avais eu des mots et des pensées un peu trop durs.
« Nan mais moi, j'veux pas m'suicider, hein ! tempérai-je. C'est une fille, pendant la récréation, qui m'a dit : "T'en as pas marre de tout l'temps pleurer comme ça ? Fais quelque chose ! Suicide-toi !"
- Qui vous a dit cela ?! s'indigna la prof. Comment elle s'appelle ?
58- Nan mais peu importe son nom. J'vous dis pas ça pour qu'èe soit punie. J'lui en veux pas. Èe m'a pas dit ça parce qu'èe voudrait que j'meure ; j'crois pas. En tout cas, èe voudrait pas que j'meure juste après qu'èe m'ait dit ça ; ça, j'en suis sûre. Le problème, c'est pas qu'èe m'ait dit ça. Le problème, c'est qu'èe m'ait dit ça parce qu'èe m'voit tout l'temps pleurer. C'est pas d'sa faute, si j'pleure. Et puis, p'têt qu'elle, si elle était à ma place, èe s'dirait qu'y faut qu'èe s'suicide. Èe y a pensé, en tout cas, alors que moi, ça ne m'était même pas venu à l'esprit parce que je veux vivre et je veux lui dire qu'il faut vivre malgré tout. Même si on est dans une situation comme la mienne et qu'on a de bonnes raisons de pleurer, faut pas s'suicider parce qu'on sait jamais c'que l'avenir nous réserve. Faut toujours rester optimiste. Même si, maintenant, ça va pas, y a toujours une issue. C'est c'que j'me suis toujours dit. Seulement, l'issue, j'l'ai jamais trouvée. Tous les jours, j'me creuse la tête pour trouver comment j'dois faire pour plus être obligée d'être à l'école et j'trouve jamais. Et puis, quand la fille m'a dit : "suicide-toi !", j'ai pas voulu l'écouter, évidemment mais, en même temps, on aurait dit qu'elle m'avait soufflé la solution que j'ai tant cherchée sans jamais la voir ; la seule solution, que j'voulais pas voir. Alors, c'est ça qu'est prévu par l'éducation nationale ? C'est c'que j'me demande. C'est pourquoi je vous pose la question : dans la mesure où l'école est obligatoire pour tous les enfants, quand un enfant sait qu'il est pas à sa place à l'école, est-ce qu'il doit se suicider ou est-ce qu'une autre issue est prévue ? »
59Je ne sais pas si nous étions en cours de français mais, en tout cas, j'avais bien réussi à exprimer ce que j'avais sur le cœur ; même si l'émotion avait un peu fait dérailler ma voix par-ci par-là.
Nulle élève ne leva le moindre petit doigt pour demander la parole. Tous les regards se tournèrent vers madame Jesaispluscomment qui, très ennuyée, ne put se raccrocher qu'à une affirmation basique :
« Non, il ne faut pas vous suicider. Ce n'est pas la solution mais… euh… pour l'instant, je dois faire mon cours. Nous en reparlerons plus tard. C'est d'accord ? Vous voulez bien attendre ? Ça va aller ?
- Oui. »


11 - LA VIE EN OPTION
Bien sûr que madame Jesaispluscomment n'allait pas me sortir une solution miracle de son chapeau. Elle n'avait même pas de chapeau. Je voyais bien qu'elle était dans l'embarras et je n'avais rien à exiger d'elle en l'occurrence. Sa seule compétence était d'enseigner sa matière. Moi, j'avais juste eu besoin de vider mon sac. Voilà, c'était fait. Je n'étais pas en proie à mes démons, je les dominais. Le cours pouvait reprendre normalement.
60À la fin de l'heure, madame Jesaispluscomment rangea ses affaires et quitta la classe très vite. C'était peut-être mieux ainsi, en fin de compte. Après les bêtises que j'avais dites sous l'effet de la colère, j'aimais autant me faire oublier.
Par contre, moi, quand je sortis discrètement de la classe, je fus interpelée par madame la principale de l'établissement, suivie de près par madame Jesaispluscomment.
Aïe ! aïe ! aïe ! ça va barder.
Madame Jesaispluscomment, elle était jeune, douce, compréhensive. Madame la principale de l'établissement, ce n'était pas pareil. C'était une vieille dame d'au moins quarante ou cinquante ans, les cheveux gris mis en plis par des bigoudis, rigoureuse et sévère. Tout le monde la craignait.
« Je veux du respect, dans cet établissement »
tançait-elle à tout bout de champ.
Devant elle, personne ne riait.
61Craintive, je rentrai la tête dans les épaules devant la vieille dame et m'empressai de lui présenter mes excuses.
« J'vous demande pardon pour avoir perturbé le cours de madame Jesaispluscomment. »
Cependant, la vieille dame ne m'en tint pas rigueur le moins du monde. Elle souhaitait, au contraire, entrer avec moi en conversation sur le thème que j'avais ouvert en classe, dans le cours de madame Jesaispluscomment (bon choix de professeur, au dire de madame la principale).
Madame la principale m'invita à exprimer mon ressenti sur l'école, ce que je fis poliment quand cette vieille dame honorable, m'ayant écouté respectueusement, ajouta à mon propos :
« L'école est une usine à poulets. Il n'en sort que des cerveaux capables de ne concevoir que d'autres usines à poulets. »
À la fin de la conversation, je restais à Voisenon et devais me concentrer sur mes options.
62Les options, à l'école, il y en avait, en principe, dès l'entrée en sixième, avec le choix d'une première langue vivante. Ensuite, il fallait attendre d'être en quatrième pour avoir d'autres options.
Voisenon, c'était un petit établissement privé avec peu de classes, on n'y avait pas de choix d'une première langue vivante en sixième, c'était anglais pour tout le monde. Moi, ça m'allait très bien. Je n'aurais pas voulu qu'en sixième on me privât d'apprendre la langue du rock n roll.
Alors, disons qu'chuis à l'école option rock n roll !


12 - ORANGE POLÉMIQUE
63Bref, si je reprends le chapitre au début, ça commence : « l'école sert à rencontrer des gens », monsieur Bébert fait son entrée et pof ! une multitude de vers se jette dans le fruit.
Mais bon, voilà ! le cours de monsieur Bébert est terminé, au-delà de ses limites temporelles, j'ai effectué mon devoir volontaire d'approfondissement des notions vues en cours. Maintenant, on passe à autre chose.
64L'école sert à rencontrer des gens.
À ce titre, il faut que je vous parle de Carole parce que elle, si elle était ma copine, c'est vraiment à cause des circonstances scolaires.
Je ne parle pas de la fille avec qui j'avais été copine au cours du voyage en Alsace. Elle aussi s'appelle Carole mais ce n'est pas la même. Je parle de la fille qui était dans ma classe au CM2, à Cesson, et qui était arrivée en sixième, à Voisenon, en même temps que moi.
Elle et moi, si nous étions copines, c'était presque uniquement parce que nous étions arrivées ensemble de l'école de Cesson. Et encore ! Ce n'était pas notre amitié passée à Cesson qui nous liait, c'était Cesson tout court ; comme, par exemple, le fait que nous prenions chaque jour le même car de ramassage scolaire. Des fois, nous nous asseyions côte à côte et nous parlions.
Des fois !… par contre, dans Voisenon, nous nous parlions plus rarement. Il faut dire qu'à Voisenon, elle avait réussi à se trouver deux copines qui avaient la même mentalité qu'elle. Une Carole, passe encore mais trois, c'était trop pour moi !
65Et puis, surtout, nous étions entrées en conflit, au début de la sixième, à cause d'une orange même pas mécanique.
C'était pendant le repas de midi. Nous étions dans la salle de réfectoire, par tables de six. Carole était assise, avec ses deux copines, à la table juste derrière moi. Nous étions dos à dos.
Malheureusement, ce jour-là, l'établissement scolaire nous servit un dessert horrible : des oranges sanguines.
« Ah !!! Des oranges sanguines, c'est dégoûtant ! J'mange pas ça, moi. »
entendis-je derrière moi.
Tout ça à cause du mot « sanguine ». N'importe quoi !
Et c'était parti ! Entre Carole et ses copines, c'était à celle qui ferait le plus de chiqué, genre :
« Oh là là ! des oranges sanguines ? Ah ! non, moi, on m'f'ra jamais manger ça. Berk !
66- Mé ! c'est juste un nom d'couleur. Y a pas d'sang, dans l'orange »
intervins-je, exaspérée.
Elles le savaient bien. C'était juste pour faire leurs mijaurées.
« Ah ! tu manges ça, toi ? me retourna Carole avec une mine écoeurée. Ah ! Elle mange des oranges sanguines. »
genre : elle me montrait du doigt pour me ridiculiser alors que c'était elle qui était ridicule.
Pour la peine, à mon tour, j'entrepris de la tourner en dérision par quelque subtilité de mon cru :
« T'aimes pas les pauvres petites oranges sanguines à cause de leur couleur ? T'es raciste ! »
67D'un coup, les joues de Carole devinrent bien plus sanguines qu'aucune orange présente en ce réfectoire et elle bredouilla nerveusement :
« Mais non ! Non ! Chuis pas raciste ! Pas du tout ! »
comme si j'en avais quelque chose à fiche, moi, des sentiments que lui inspiraient les races ! Je blaguais !
Moi, y a plein d'gens qui m'aiment pas. Et alors ? Ys ont l'droit. Y a qu'les despotes qui veulent forcer les autres à taire les sentiments négatifs qu'ils leur inspirent.
Par contre, pour Carole, ça avait l'air grave de s'entendre soudainement accusée d'être raciste, comme si un sentiment inavoué et inavouable, caché au fond de son cœur, venait d'être étalé au grand jour. C'est ce qui s'appelle faire un complexe. Carole était bourrée de complexes ; si bien qu'il fallut un moment avant que cela fît le tour dans sa petite cervelle d'oiseau et qu'elle réalisât que j'étais en train de me payer sa tronche, vu qu'il n'était question là que d'oranges.
Se sentant bête, elle tourna la tête dans tous les sens pour savoir qui la regardait, qui l'avait vue se ridiculiser. Vexée et en colère, elle décida que je n'avais plus le droit de lui parler jusqu'à ce que je vinsse lui présenter des excuses et lui donner, devant ses copines, la définition du mot raciste.
Mais bon, ça, c'était au premier trimestre de la sixième. Lorsque nous nous retrouvâmes dans la même classe en cinquième, elle commençait à être lassée d'attendre.


13 - UNIFORME MONOCHROME
68Notre car de ramassage scolaire nous prenait le matin et nous déposait le soir sur la place Vernot. Ensuite, Carole et moi avions un petit bout de chemin en commun, après quoi Carole bifurquait à gauche, dans Cesson-l'Église tandis que je continuais tout droit, vers la gare. Vous l'aurez compris, notre petit bout de chemin en commun, nous le parcourions rarement côte à côte.
Ce soir-là, je marchais sur le trottoir, bien tranquillement, pour rentrer chez moi, quand Carole, quelques mètres derrière, pressa le pas pour me rejoindre et me dire :
« T'as pas honte de t'trimballer dans la rue avec ce vieux tablier hideux ! Retire-le donc !
- Hein ?
- On n'est pas à Voisenon, ici. T'es pas obligée d'porter ton tablier. Alors, qu'est-ce que tu fiches avec ça sur le dos ? »
69À Voisenon, nous devions porter un uniforme, au sens large. En fait, nous avions le droit de mettre les habits que nous voulions pourvu que le bas (jupe, pantalon ou robe) fût bleu marine (jeans interdit) et le haut bleu ou blanc ; et, par-dessus, nous portions un tablier bleu marine, le même pour toutes les classes de la sixième à la terminale, vendu dans une boutique à Melun (même que ma mère avait dit qu'il n'était vraiment pas donné).
À Voisenon, j'avais toujours vu toutes les filles se conformer à cette règle sans faire d'histoires sauf que, depuis quelques temps, quand nous montions dans le car, le soir après l'école, je voyais des filles qui s'empressaient de retirer leur tablier, comme s'il pesait trop lourd sur leurs épaules, qu'elles étouffaient dessous et ne le supportaient plus. Les grandes ne faisaient pas cela, elles gardaient toutes leurs tabliers bien sagement comme ça s'était toujours fait. C'est seulement des filles de ma classe qui se comportaient ainsi. Carole s'était donc mise à en faire autant tandis que moi, c'était le dernier de mes soucis.
70« Qu'est-ce que ça peut t'fiche, à toi, si j'porte mon tablier ?
- Tu vois pas qu't'as l'air d'une idiote, avec ça dans Cesson ? Enlève-le ! Pourquoi tu l'gardes ?
- Ouais ben j'aurais l'air encore plus idiot si j'me déshabillais en pleine rue. Moi, j'mets mon tablier le matin avant d'partir, avec mon manteau et mes chaussures et j'le retire le soir quand j'arrive. Tu faisais pareil, avant.
- Mais les temps ont changé.
- N'importe quoi ! En plus, à force d'attendre le dernier moment pour l'enfiler, des fois, y en a qui oublient carrément d'le mettre en classe.
- Eh ben, oublie-le, toi aussi !
- N'importe quoi ! »
Il n'était pas si moche que ça, ce tablier. Il était anodin. Et puis moi, de toute façon, personne ne m'aimait. Alors, mon apparence physique, je ne m'en préoccupais pas. En plus, ma mère était tellement radine qu'elle ne m'achetait jamais de vêtements. J'avais toujours des vieilles sapes que ma grande sœur avait portées dix ans plus tôt et quelques habits donnés par des amis de la famille, qui n'allaient plus à leurs filles. Alors, porter un tablier par-dessus, ça ne changeait rien pour moi. Qu'est-ce que ça pouvait bien changer pour Carole ? Elle ne marchait même pas à côté de moi.
71Un autre soir, pareil, à Cesson , en revenant de l'école, Carole repassa à l'attaque, me rejoignant sur le trottoir juste pour me dire d'enlever mon tablier ; comme si elle s'imaginait que j'allais faire à son idée.
« Tu l'fais exprès pour te faire remarquer ou quoi ?
- Quoi ?
- Tu vois pas qu't'es la seule, dans la classe, qui porte encore son tablier ? Moi, à ta place, j'me sentirais mal. Fais comme tout le monde ! Laisse-le dans ton cartable !
- N'importe quoi ! Le tablier, il est obligatoire pour tout l'monde. Tu l'sais bien.
- Tu vois bien qu'non. Regarde autour de toi, au lieu de rester tout l'temps le nez dans tes chaussures ! »
Mouais, des fois, je voyais que des filles oubliaient de mettre leur tablier et puis, quand il y avait des rappels à l'ordre, elles le remettaient.
Tant qu'à l'enlever pour le remettre, autant le garder.


14 - REPÉRÉES
72Le lendemain, pendant la récréation, toutes les filles étaient restées dans la classe, comme c'était souvent le cas. Certaines étaient à leurs places avec toutes leurs copines autour d'elles ; d'autres n'étaient pas à leurs places parce qu'elles étaient allées rejoindre leurs copines un peu plus loin ; d'autres encore n'avaient pas besoin de quitter leurs places puisqu'elles s'étaient mises côte à côte entre copines au début de l'année, notamment Marie-lise et Valérie.
73Le jour de la rentrée, j'étais arrivée dans la classe dans les premières. Marie-Annick était déjà là, en train de s'installer à une table non loin de l'entrée, au milieu de la colonne de droite. Alors, j'avais traversé la classe pour aller me mettre du côté opposé, dans la colonne de gauche, près des fenêtres ; tout au fond de la classe, pour ne pas me faire remarquer. Je m'étais assise et j'avais attendu.
74Là-dessus, Murielle avait pointé son nez dans la classe, s'était précipitée au premier rang et s'était littéralement couchée à plat ventre sur une table devant le bureau du prof, genre : « ça, c'est ma place ! » Simultanément, Valérie avait pris la table à côté de Murielle et l'avait regardée d'un mauvais œil. Pourquoi ? Parce qu'elle voulait que sa copine Marie-lise, arrivant juste derrière, fût à côté d'elle. Une discussion houleuse s'était engagée entre les trois filles. De ma place, je n'entendais pas leurs paroles, fondues dans le brouhaha, mais leurs gestuelles respectives m'avaient très bien fait comprendre que Valérie aurait voulu faire reculer Murielle d'un rang au profit de Marie-lise, sans succès.
Au final, Marie-Lise et Valérie s'étaient dépêchées de prendre les places du deuxième rang avant de se les faire piquer par d'autres.
Fut-ce l'origine de l'éternelle mésentente entre Murielle et Marie-lise ? Je ne sais pas. Marie-lise était une fille gentille, de bonne composition et pas rancunière mais Valérie, j'avais plus de mal à la cerner.
75Carole, aussi, s'était mise avec ses copines dans les premiers rangs mais en retrait, à l'image de son tempérament réservé, dans la colonne de droite. En somme, Carole et moi étions aux angles opposés de la classe. De toute façon, tout nous opposait, Carole et moi. Elle, c'était une littéraire et moi une matheuse. Par exemple, elle, elle était du genre à accorder une valeur démesurément imagée à de simples mots tels que sanguine alors que moi, j'aimais le rationnel, clair, net et précis. Mais bon, comme disait mon père, si l'orange de Carole avait eu des poux, elle aurait été sanguine aux lentes.
En bref, Carole, avec ses copines, s'était installée juste devant Marie-Annick et son petit groupe de méchantes snobinardes mais elle ne savait pas à qui elle avait affaire, vu qu'elle n'était pas dans notre classe en sixième.
76Dans la classe, pendant les récréations, les filles, entre copines, se racontaient leurs petites histoires, se faisaient des coiffures, jouaient à la crapette, jouaient à la crapette et jouaient à la crapette. Quant à moi, je restais tout le temps toute seule dans mon coin, assise à ma place, à me raconter en boucle de jolies histoires imaginaires de cabane que j'aurais bâtie dans la forêt avec celui qui aurait été mon amoureux, afin d'y élever notre futur bébé.


15 - LES 5ÈME
77Soudain, je fus sortie de mes rêveries par une voix forte qui s'éleva dans la classe :
« Tu l'aimes bien, ton tablier ? »
Je tournai la tête vers cette voix et vis Marie-Annick, debout près de sa table, qui me regardait de même que ses copines autour d'elle. Aucune d'entre elles n'avait son tablier, évidemment, puisqu'il s'agissait du groupe de filles les plus désobéissantes de la classe.
Le pire, c'est que non loin d'elles, debout devant sa table également, il y avait Carole, sans son tablier, qui me regardait pareil.
Èes s'sont donné le mot ou quoi ? Carole est devenue copine avec Marie-Annick ? c'est pas croyable, ça !
78« Pourquoi tu gardes ton tablier ? »
me demanda Marie-Annick.
Je restai muette, pensant que c'était encore un nouveau prétexte qu'elle avait trouvé pour me chercher des histoires et m'embêter.
« Tu vois bien que plus personne le porte, ici. Fais comme tout le monde, enlève-le ! »
Je survolai du regard l'ensemble de la classe et vis toutes les têtes tournées vers moi. Par contre, de tablier, je n'en vis qu'un, le mien.
« Et qu'est-ce que ça peut vous faire, si moi j'le garde ? retournai-je à Marie-Annick.
- Parce qu'on veut qu'il tombe dans l'oubli mais c'est pas possible si, toi, tu t'trimbales tout l'temps avec le tien. Alors, fais comme nous, cache-le au fond de ton cartable ! »
79Tout le monde me regardait, tout le monde attendait ma réaction. Visiblement, toute la classe partageait l'avis de Marie-Annick mais je ne perçus aucune pression exercée sur moi, ce qui aurait été suffisant pour que je me renfermasse sur moi-même et qu'on ne pût rien obtenir de moi. Même Marie-Annick, quand elle voulait m'embêter, elle venait à côté de moi alors que, là, elle ne me parlait que depuis sa place, de l'autre côté de la classe.
« De quoi t'as peur ? insista-t-elle. Si on t'dit quelque chose, t'auras qu'à répondre que tu croyais qu'c'était plus obligé pour les 5ème. »
C'est vrai, après tout. Pourquoi ça serait obligé pour moi alors que les autres, elles le mettent jamais, ni dans la classe, ni dans les couloirs, ni au réfectoire, ni dans le parc et on leur dit jamais rien.
Du coup, je me levai, enlevai mon tablier, le pliai et le rangeai au fond de mon cartable. Sur ce, je quittai la classe pour aller aux cabinets.


16 - OBÉISSEZ !
80En revenant, dans le couloir, j'eus comme un mauvais pressentiment et pof ! madame la principale me tomba dessus.
« Dites voir ! Qu'est-ce que vous faites sans votre tablier ? »
J'le sentais ! pourquoi fallait qu'ça tombe sur moi ? Les autres, on leur dit jamais rien et moi, j'ai le droit de rien faire !
« Le port du tablier est obligatoire, dans cet établissement. Où est le vôtre ? demanda calmement la principale.
- Dans mon cartable, répondis-je d'une petite voix hésitante.
- Qu'est-ce qu'il fait dans votre cartable ?
- J'croyais qu'c'était plus obligé pour les 5ème.
- Vous pensiez que c'n'était plus obligé pour les 5ème ! Qu'est-ce qui vous a mis cette idée dans la tête ? Vous avez vu quelqu'un de cinquième qui ne portait pas son tablier ?
- Ououi… mais ch'sais plus qui c'était.
- Vous ne vous souvenez pas qui est la première que vous avez vu sans son tablier ?
- Non, j'm'en souviens pas. »
81Dans ces cas-là, il ne faut pas la ramener trop fort. Je ne pouvais pas dire que c'était l'ensemble de la classe qui avait viré les tabliers. Sinon, madame la principale allait se mettre en colère et punir tout le monde. Ce n'était pas le but de la manœuvre. Pour l'instant, elle parlait calmement, il était dans l'intérêt de tout le monde et de moi-même que je ne la misse pas en colère. Alors, rester évasive, genre : « il m'a vaguement semblé percevoir comme une légère absence de tablier, que je ne saurais décrire précisément », ça me paraissait la meilleure stratégie. Du coup, qu'elle reformulât mon propos sous la forme selon laquelle je ne me souvenais pas qui était la première de la classe que j'avais vue sans son tablier, ça m'arrangeait bien parce que, d'une part, c'était vrai et, d'autre part, ça brouillait un peu les pistes mais bon, ce n'était pas non plus une raison pour pavoiser insolemment, genre :« je l'ai bien eue ». Cela aurait été un manque de respect qui n'aurait pu que mettre madame la principale en colère. Je n'étais pas encore tirée d'affaires !
82« Si, si. Le port du tablier est toujours obligatoire dans cet établissement, même pour les 5ème. D'ailleurs, je vais venir faire un tour dans votre classe avant la reprise des cours et toutes celles qui ne porteront pas leur tablier seront punies. Alors, allez vite remettre le vôtre et comprenez bien ! Je ne veux punir personne mais toute élève que je verrai sans son tablier, je serai obligée de la punir. »
Oh là là là là ! Y a pas à dire, j'ai la poisse. Faut toujours qu'tout s'passe mal, pour moi.
83La boule au ventre, je traversais d'un pas rapide et nerveux le fond de la classe, pour aller rejoindre ma place, quand j'entendis la voix de Marie-Annick :
« Où elle va, comme ça ? »
mais quand elle me vit ressortir mon tablier de mon cartable, elle se déplaça jusqu'à moi, suivie de ses copines, comme si elle voulait m'embêter parce qu'elle estimait que je lui faisais un affront.
Oui, ben en attendant, je me dépêchai d'enfiler mon tablier et la prévint qu'elle avait intérêt à en faire autant parce que la principale allait venir d'un instant à l'autre et punir toutes celles qui ne l'auraient pas.
« J'le sais. Èe m'l'a dit.
84- Et pourquoi elle t'aurait dit ça à toi ?
- J'en sais rien, moi. Èe m'l'a dit, c'est tout.
- C'est pas vrai ! Elle nous raconte des histoires pour nous faire remettre nos tabliers. »
clama Marie-Annick à l'attention de toutes les filles de la classe, qui s'étaient approchées et groupées en demi-cercle devant moi.
Ça y est, les ennuis recommencent ! Maintenant, elles vont toutes se faire punir et ça va être de ma faute parce que j'arrive même pas à leur faire comprendre qu'elles seront punies si elles remettent pas leurs tabliers.
« Mais j'vous dis qu'c'est vrai !!!
85- C'est toi qu'es allée te plaindre à la principale qu'on t'avait forcée à enlever ton tablier ? »
demanda Marie-Annick, toujours pleine d'idées tordues.
Le dialogue tourna en rond un moment, entre Marie-Annick et moi, tandis que toutes les autres filles de la classe, attroupées autour d'elle, se demandaient si c'était du lard ou du cochon parce que si elles ne voulaient pas se faire avoir en remettant leur tablier à tort, elles voulaient encore moins être punies. Il y avait urgence à se déterminer parce qu'il devait rester à peine trois minutes avant la sonnerie.
En tout cas, maintenant, j'espère qu'elle va venir, la principale, pour prouver qu'j'ai pas menti. Comme si moi, qui suis timide et qu'aime pas les ennuis, j'allais m'amuser à inventer des mensonges pour faire tomber toute la classe dedans ! Pourquoi elles préfèrent toutes écouter la méchante plutôt que moi ? Parce que chuis trop timide pour être convaincante ? Parce qu'elles me connaissent pas assez bien pour savoir qu'chuis pas une menteuse ? Carole me connaît !
86Carole me regardait en hochant la tête d'un air sceptique. Il est vrai que je ne manquais jamais une occasion de la taquiner, tant elle prenait la mouche facilement.
Ça n'a rien à voir ! Èe sait même pas faire la part des choses. Qu'elle est bête, celle-là !… Murielle !
Murielle me connaissait. Encore, le mercredi d'avant, elle m'avait reçue chez elle et nous avions passé l'après-midi ensemble. Où était-elle donc ? Je ne parvenais pas à la repérer à l'intérieur de l'attroupement que j'avais devant moi.
87Et pour cause ! elle était loin derrière tout le monde, à sa place, au premier rang, avec Anne-Marie à côté d'elle. Assise sur sa table, les pieds sur sa chaise, Murielle regardait la scène en se bidonnant.
Les regards des autres filles, interrogateurs et inquiets, étaient tous si bien rivés sur moi que nulle ne remarqua Murielle quand elle me fit un signe de tête en articulant sur ses lèvres : « c'est vrai ? » afin que je lui envoyasse un indice pour la mettre dans la confidence de ma supercherie, si c'en était une.
« Oui, c'est vrai ! »
m'écriai-je, paniquée.
88Se retournant pour voir à qui je parlais, toutes les filles virent Murielle sortir précipitamment son tablier de son cartable sans demander son reste. Alors, elles se dispersèrent comme une volée de moineau, chacune plongeant sur son cartable et…


17 - LES CHAISES MUSICALES
89Madame la principale fit son entrée dans la classe.
Elle avait l'air drôlement remontée, d'un coup ! Elle marchait, tête baissée, en direction du bureau du professeur, en maugréant :
« Je commence à en avoir assez qu'on vienne se plaindre à moi à propos de cette classe indisciplinée ! Qu'est-ce que j'apprends ? On aurait vu des élèves de cinquième dans les couloirs sans leurs tabliers ? Et même au réfectoire, m'a-t-on rapporté ! Ça, par exemple ! Que je n'aperçoive pas une seule élève, dans cette classe, qui ne porte pas son tablier ! Sinon, ça va mal aller pour elle. »
Elle ne nous regardait même pas. C'est seulement lorsqu'elle fut arrivée au bureau du professeur qu'elle s'y assit et observa l'ensemble de la classe.
90Nous étions toutes debout en silence devant nos tables respectives, raides comme des piquets, bien à l'abri dans nos tabliers dûment ajustés.
Madame la principale me regarda et inclina la tête en avant en guise de félicitation parce que moi, la rejetée, la timide, la débile mentale, j'avais réussi à me faire entendre de toute la classe pour que nulle ne fût punie.
Moi, qui me remettais doucement de mes émotions, je jetai un œil vers Murielle, mon soutien en l'occurrence. Murielle, un modèle de sagesse dans son tablier bleu marine !
91Deux filles, néanmoins, ne portaient toujours pas les leurs. Madame la principale s'en aperçu. Elle se leva et se rendit vers l'une d'entre elles. C'était une copine à Marie-Annick, une pensionnaire.
« Où est votre tablier ?
- J'l'ai oublié dans mon dortoir.
- Qu'est-ce qu'il fait aux dortoirs, votre tablier ? Vous pensiez que ce n'était plus obligé pour les 5ème ? »
Silence !
« Que vous ne l'ayez pas sur vous, c'est une chose mais que vous l'ayez sorti de votre cartable et laissé dans les dortoirs, ça, je ne l'accepte pas. Si cela se reproduit, je serai obligée de vous punir. Est-ce que c'est bien compris ?
- Oui.
- Oui, qui ?
- Oui, madame la principale. »
92Madame la principale se rendit alors auprès de la seconde fille qui ne portait pas de tablier. C'était Anne-marie, la copine de Murielle.
Anne-Marie attendait madame la principale son carnet de correspondance entre ses mains. Elle le lui tendit en disant, ennuyée :
« J'ai pas d'tablier. Mes parents n'ont pas les moyens d'm'en acheter. »
Émue, madame la principale repoussa doucement le carnet de correspondance avec la paume de sa main en murmurant :
« Laissez ! »
Oui, maintenant, je me souvenais : c'était Anne-Marie, la première que j'avais vue à Voisenon sans tablier. Jusque-là, si un adulte de l'école lui en parlait, je l'avais toujours entendue répondre qu'elle l'avait oublié chez elle.


18 - NON AU RÈGLEMENT SCOLAIRE !
93Bref, voilà, il fallait mettre le tablier, si tant est qu'on en eût un. Par la suite, des filles recommencèrent à l'oublier dans le cartable. On a le droit d'être étourdie mais bon, au bout du compte, il arrive toujours un moment où il faut penser à le remettre. Alors, à quoi bon courir le risque d'être punie ? C'est la fatalité. L'école, c'est comme ça. Tout ce qu'on peut faire, c'est attendre que l'obligation d'y aller soit terminée pour pouvoir enfin se consacrer à sa propre vie ; et faire en sorte, quand on sera grands, de ne pas faire subir cela à nos enfants.
94Pourtant, un soir, à Cesson, en revenant de l'école, Carole vint encore me relancer avec cette histoire de tablier que, soi-disant, encore une fois, toutes les filles de la classe à part moi avaient retiré.
Ça me mit en colère et je la rembarrai :
« C'est nouveau qu'tu t'soucies d'comment j'm'habille ! C'est qu't'es devenue copine avec Marie-Annick et les autres méchantes qui se moquent de celles qui ne portent pas des vêtements de marques !
- Mais non, se défendit-elle, je ne suis pas du tout amie avec Marie-Annick et sa bande de snobs et ça ne risque pas d'arriver. Je ne porte pas des vêtements de marques ou alors, s'il m'arrive d'en avoir, je ne les en tiens pas informées. Le problème n'est pas là.
95- Alors, où il est, le problème avec mon tablier ?
- Tu comprends pas qu'c'est pas seulement une question de snobisme ? C'est une façon de manifester ensemble notre désaccord avec le règlement scolaire qu'on a eu la cruauté de nous forcer à signer en début d'année.
- La "cruauté" ?! Le mot est peut-être un peu exagéré, tout de même.
- Pas du tout !
- N'empêche ! Dans le règlement scolaire, il y a des choses beaucoup plus graves qu'un simple détail vestimentaire. Y a qu'les snobinardes superficielles qui s'attardent à ça au lieu de s'attaquer au fond du problème. Toi, t'es p't-être comme elles mais pas moi.
96- Non, ce n'est pas mon cas et je ne suis pas la seule. D'un côté, oui, c'est vrai que c'est un détail vestimentaire qui séduit les snobs mais, d'un autre côté, Anne-Marie ne l'est pas, la soutenir ne l'est pas non plus. Puis, surtout, c'est une cause qu'on peut gagner parce qu'elle se joue au niveau local. Les grandes lignes du règlement scolaire, elles sont nationales. Nous, à notre niveau, on ne peut pas espérer y changer quelque chose. Par contre, l'uniforme et le port du tablier, c'est spécifique à Voisenon, à notre établissement, financé par nos propres parents. Alors, le dialogue est beaucoup plus facile. Si on arrive à faire entendre notre refus pour cet uniforme, on aura réussi à faire entendre notre refus pour quelque chose qui est à l'intérieur du règlement scolaire qu'on nous a forcé à signer. Ce sera la preuve qu'on n'était pas d'accord avec ce règlement et que notre signature nous a été volée. Mais, pour gagner, il faut qu'on soit toutes unies. Toutes les filles de la classe ont enlevé leur tablier. On n'attend plus que toi. »
Je partis sans répondre. Carole avait tort, c'était forcé, puisque nulle ne pouvait être plus intelligente que moi, surtout pas Carole ! mais, dans l'immédiat, je n'avais pas en tête les arguments pour le lui prouver.


19 - L'ABOLITION DE L'UNIFORME
97Le lendemain, dans la classe, pendant la récréation, j'étais assise à ma place, bien tranquillement, sans rien demander à personne et réciproquement. La classe était tellement silencieuse qu'il me sembla un instant que tout le monde en était sorti.
Cela m'inquiéta un peu parce que moi, comme j'étais tout le temps dans les nuages, il pouvait facilement arriver qu'une grande personne, prof ou surveillante, entrât dans la classe, nous prescrivît de nous rendre immédiatement à tel endroit et que moi, sortant un peu plus tard de mes rêveries, je découvrisse la classe vide autour de moi, genre : « ben, où ys sont ? » D'où venait ce calme inhabituel ?
98Levant les yeux, je pus me rendre compte que tout le monde était bien là, y compris les plus bruyantes, qui me regardaient ensemble, comme si elles s'étaient dit des choses sur moi.
Des choses méchantes, à tous les coups.
Bien entendu, aucune n'avait son tablier. Était-ce encore de cela dont il était question ?
Non loin d'elles, Carole et ses copines, sans leurs tabliers, me regardaient aussi, sans parler. Ailleurs encore, d'autres filles me regardaient pareil, sans leurs tabliers. Anne et Fabienne en faisaient autant. Partout dans la classe, je ne voyais que des élèves de cinquième, sans leurs tabliers, qui me regardaient sans rien dire, d'un air d'attendre quelque chose, au nom de la classe.
Murielle, assise sur sa table, les pieds sur sa chaise, me regardait pareil que les autres, ni plus ni moins. Elle n'avait pas son tablier non plus. Anne-Marie était assise à côté d'elle.
99C'est normal, de la part de Murielle, de soutenir Anne-marie, puisque c'est son amie.
Et moi ? What about me ?
Au nom du rock n roll qui nous unit !
Sans dire un mot, je me levai, ôtai mon tablier et le rangeai dans mon cartable.
100Par la suite, il y eut peut-être des rappels à l'ordre, de temps en temps, ne serait-ce que pour vérifier que tout le monde avait bien son tablier dans son cartable, au cas où il y aurait eu une inspection. Alors, les tabliers s'oubliaient, se rappelaient à la mémoire, redisparaissaient ; libre à chacune de l'enlever à son rythme. Moi, dans l'ensemble, je n'étais pas de celles qui l'oubliaient beaucoup parce que j'étais d'une nature particulièrement lente. Alors, si tout le monde avait eu à le ressortir du cartable et l'enfiler en urgence, j'aurais eu un métro de retard.
Les petites 6ème suivirent un peu le mouvement et oublièrent, elles aussi, les tabliers au fond des cartables. Par contre, les grandes, de la quatrième à la terminale, continuaient à revêtir scrupuleusement les leurs en regardant notre étrange non-conformisme d'un œil perplexe.


à suivre…

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