Préambule




1 - PUBLICITÉ MENSONGÈRE
1Je ne commencerai pas ce livre par la formule usuelle chers amis lecteurs parce que vous n’êtes pas mes amis. Un jour, peut-être… on verra.
2Je trouve vachement superficiels les gens qui parlent d’amitié trop vite. Soit, vous vous arrêtez à me lire. M’aimerez-vous ? Quand bien même, si je suis dans la merde, que ferez-vous ? Mouais, bof… laisse béton ! Je préfère éviter de me foutre dans la merde et chercher d’autres critères de reconnaissance de l’amitié.
3Certaines personnes disent parfois d’un ouvrage : « ce livre est mon ami » tant ce qu’ils y puisent les aide à maîtriser une technique, à réfléchir, à rêver… Mon ami, c’est celui-là, pas un autre. Nul ne donne son amitié à n’importe quel livre avant de l’avoir lu. Enfin, je crois.
4L’amitié, ça s’apprivoise lentement, ligne après ligne, si le courant passe. Moi, depuis que je sais lire, si j’ouvre un livre pour la première fois et tombe sur le fatidique chers amis lecteurs, ça m’énerve, genre : « T’es qui, toi ? Vas-y, casse-toi, j’te connais pas ! »
5En fait, ce ne sont pas les gens futiles qui m’exaspèrent. Ceux qui me proclament leur amie un soir de fête et m’oublient le lendemain sont de joyeux drilles, des faiseurs d’ambiance. Privée de ses boute-en-train, la fête n’est plus qu’une assemblée morose.
6Par contre, quand je lis chers amis lecteurs, ça me fait le même effet que quand je lis des trucs genre bienvenue dans votre supermarché ou encore notre passion, c’est la satisfaction de nos clients. Non mais sans déconner !


2 - ENTRE NOUS SOIT DIT
7Le pire, c’est que ça marche. C’est comme si vous travaillez dans une entreprise. On vous présente quelqu’un, on vous dit que c’est votre chef. Vous voyez tous vos collègues lui lécher les bottes quand il est là et dire du mal de lui quand il a le dos tourné. Vous, vous n’êtes pas comme ça. Par respect envers votre chef, vous êtes droit et honnête à son égard. Résultat : vous vous faites saquer parce que ce soi-disant chef s’avère n’être qu’un misérable vaniteux qui aime qu’on lui lèche les bottes. Ça ne vous l’a jamais fait, à vous ? Moi, ça me le faisait tout le temps quand je travaillais.
8Un commerçant qui ne lèche pas les bottes à ses clients est-il condamné à mettre la clef sous la porte ? Et moi, ai-je perdu tous mes lecteurs depuis le moment où j’ai ouvertement constaté notre absence d’amitié ?
9Peut-être ne m’en reste-t-il qu’un seul. Un tout petit bonhomme curieux et silencieux continue à me lire. C’est égal, je continue d’écrire pour toi. Je ne te réclamerai pas d’argent pour me faire l’honneur de me lire. Je mets donc mon livre en vente libre, c'est-à-dire gratuit et sans condition.
10Le recevras-tu ainsi ? Ce n’est pas évident parce qu’il y a la société entre toi et moi. C’est elle qui m’a enseigné les bases de l’écriture et c’est elle qui te transmet ce récit. Enfin, j’espère qu’elle te le transmettra parce que, sinon, ce n’était pas la peine que j’apprenne à écrire.
Qu’est-ce qu’elle veut ? Certainement pas de l’argent puisque c’est elle qui le fabrique. Mon témoignage est tout ce que j’ai à offrir mais peut-être qu’il dérange.


3 - VIEUX SQUAT
11Je n’ai jamais eu le sentiment d’appartenir à la société. J’avais besoin d’aller un an dans une de ses écoles afin que l’on m’aide à apprendre les bases de la lecture et de l’écriture mais je ne me suis jamais sentie plus à ma place dans la société qu’un chat dans un aquarium.
12Or, il semble que la société veuille nous faire croire que rien n’existe en dehors d’elle ; qu’au-delà de ses limites, c’est le néant.
13En géographie, la société nous enseigne que la terre est ronde, que l’Amérique existe et qu’autrefois, elle prétendait farouchement le contraire. Bon mais où est-on supposé vivre quand on n’appartient pas à la société et qu’on ne souhaite pas se mêler à elle ?
Que les villes lui appartiennent, cela peut se concevoir mais elle prétend que les campagnes lui appartiennent aussi et les forêts, les montagnes et les océans. Elle squatte la planète entière.
14Comme d’hab, elle détourne le problème au moyen de son argent : si on paye, on est chez soi dans un appart, une maison, sur un terrain… Tu parles ! Même quand elle te reconnaît propriétaire de ton chez toi, elle continue à y imposer ses exigences, ses permis de construire, ses normes, ses taxes… C’est quoi, ça ? Dehors ! Chez moi, c’est moi qui fais la loi et la société n’a de droits que ceux que je daigne lui tolérer. J’ai pas raison ?
15Et maintenant, une histoire drôle. Quelle est l’histoire que la société écrit avec un h majuscule ? La sienne !
16La société nous bourre tellement la teutê avec son histoire qu’on finit presque par croire qu’elle a existé toujours et partout, de sorte que nul humain n’ait jamais pu vivre qu’en elle ; à part peut-être sur quelque île déserte non encore répertoriée.
17En gros, l’histoire de la société, c’est l’histoire des rois et autres politiciens, les quelques individus qui inventent de fausses lois pour nous racketter, faire de nous des esclaves ou de la chair à canon. Même si nous avons tous subi les préjudices causés par ces gens, leurs vies ne sont pas nos vies, leur histoire n’est pas notre histoire. Ils ne sont dans nos vies que des accidents, des retards, des empêchements…
18Moi, la seule fois que j’ai bien aimé l’histoire de la société, c’est quand je suis allée avec ma famille visiter les ruines du château fort de Blandy-Les-Tours. Qu’est-ce qu’on a rigolé ! Mon grand frère n’arrêtait pas de faire des blagues.


4 - LE LOUP DÉGUISÉ EN GRAND-MÈRE
19Si la société met l’accent sur ces notions spatio-temporelles, c’est probablement sur un autre plan que nous pourrons la repousser hors des frontières de nos vies.
20En théorie, nous possédons deux boucliers naturels pour nous protéger contre la société : la famille et les amis.
21La tradition veut que pour fonder une famille, on doive passer devant Monsieur le Maire. C’est quoi, cette tradition à la mors-moi-le-nœud ? Est-ce à dire que la famille est mariée à la société ?
22La famille est une notion instinctive dont l’objectif est de protéger les petits contre les prédateurs. Actuellement, les prédateurs qui rôdent autour de nos enfants se nomment assistantes sociales, éducateurs, psychologues… entre autres. Il n’est pas superflu, en l’occurrence, de se méfier aussi de la police, des médias, de la CAF…
Oui, bien sûr, de la CAF : la société a inventé l’argent pour nous acheter, pas pour nous aider. De toutes façons, le plus simple, c’est de se méfier de la société sous toutes ses formes ; quitte à être un peu trop protecteur, sachant que les enfants, en contrepartie, sont toujours un peu trop naïfs et confiants.
23On ne protège jamais trop un enfant, à condition de le protéger effectivement d’un danger. Certains parents se laissent influencer par les conseils des psychologues, aident les professionnels de l’éducation à soumettre l’enfant aux intérêts de la société ; puis s’acharnent à le séparer de ses petits copains de jeu, croyant le protéger contre d’éventuelles mauvaises fréquentations. Cette attitude, qui se veut protectrice, est tout à fait inadéquate puisque la famille et les amis sont, théoriquement, les deux boucliers naturels que nous possédons pour nous protéger du prédateur société.
24Paradoxalement, mes deux amies d’enfance avec qui je suis restée en contact toute ma vie, Murielle et Véronique, c’est à l’école que je les ai rencontrées. C’est d’autant plus équivoque que, moi, à l’école, j’étais tout le temps toute seule dans mon coin, repliée sur moi-même ; je ne parlais à personne. Véridique !
25J’étais dans la marge, m’avait dit un jour ma maîtresse. Ce n’était pas une punition, c’était un rôle. Il paraît que c’est la meilleure place parce que, de là, on peut voir ce que les autres ne voient pas.


5 - LES OUBLIETTES DU CHÂTEAU DE BLANDY-LES-TOURS
Je n’aimais pas ce que je voyais : c’était comparable aux oubliettes du château de Blandy-Le-Tours.
26Quand j’étais allée à Blandy-Les-Tours, j’étais descendue dans les oubliettes. J’avais même pas peur ! Il faut dire que je croyais que c’était une cave ordinaire, comme une cave à vin ; une cachette pour quand on a envie de se faire oublier.
C’est ma mère qui m’a dit qu’autrefois, il n’y avait ni échelle ni lampe électrique pour descendre dans les oubliettes. C’était une prison dans laquelle on était jeté au sens littéral. C’est un peu profond et, ne voyant pas le fond, dans l’obscurité, on pouvait se casser quelque chose en tombant.
Après, il fallait rester dans le noir, sans soin, jusqu’à ce que le seigneur du château eût des remords. Le plus grave, c’est que des fois, il oubliait. C’est pour ça qu’on appelle ça des oubliettes. Alors, en attendant qu’il se souvînt, pour survivre, on n’avait pas grand-chose à manger et à boire. Dans le meilleur des cas, on pouvait trouver un peu d’eau qui suintait sur les murs et manger un rat qui passait par là. Encore fallait-il l’attraper, dans le noir ! Sinon, on pouvait aussi manger le cadavre en décomposition d’un autre prisonnier qui avait été trop longtemps oublié… ou crier, appeler au secours !
27Hélas, les gens du château semblaient ne rien entendre. Si on essayait d’attirer leur attention sur ces épouvantables hurlements, ils répondaient tranquillement : « C’est normal, c’est un bruit d’oubliette ».
C’est le principe des trous de mémoire : quand un souvenir tombe aux oubliettes, il a du mal à remonter à la surface, quoiqu’il fasse pour se manifester.
28Alors, imagine ! Tu rencontres un mec, il devient ton ami. Là-dessus, suite à une embrouille avec le seigneur du quartier, il se fait jeter dans les oubliettes. Le temps passe, le seigneur l’oublie mais pas toi, dis ! c’est ton ami. Alors, tu vas voir le seigneur pour lui rafraîchir la mémoire.
Apprenant que le mec qu’il a fait mettre dans les oubliettes est ton pote, il t’envoie le rejoindre.
Tu le retrouves donc mais ce n’est plus le même homme. Il n’est plus qu’un monstre rampant qui se jette sur toi pour te dévorer.
29Quand on est dans la merde, les amis deviennent méconnaissables.


6 - AMITIÉ ET SOCIÉTÉ
30À première vue, l’école semble être l’endroit idéal pour se faire des amis. C’est comme une grande maison. Le jour de la rentrée, tout le monde vient, avec un ou plusieurs parents, à la même heure, en début de matinée. Les parents s’en vont et tous les enfants d’un même village, d’un même quartier, se trouvent ainsi réunis sans parents sur le dos. Libres enfin ! Dès lors, il est possible de faire des rencontres et de lier amitié mais il faut faire vite, très vite.
Dès que tous les parents ont débarrassé le plancher et qu’on se croit bien tranquille, les portes se ferment. Apparaissent alors de nouveaux adultes : les maîtresses et les dames en blouses bleues. Alors là, je peux te dire que, quand on aime la liberté, on a hâte de retrouver les parents.
31Les enfants sont enfermés dans une grande salle et la maîtresse leur retire toutes leurs libertés, même les plus élémentaires, hormis celle de respirer. Ça dure comme ça toute la journée. C’est insupportable. On ne peut pas entretenir de relations amicales dans ces conditions : on ne peut même pas se parler.
32À force, les enfants finissent par péter complètement les plombs. À ce moment-là, la maîtresse les fait sortir dans une cour. Écoute ce qu’on appelle communément un bruit de cour de récréation ! Entends ces cris d’enfants aux nerfs malades ! Crois-tu que l’on puisse entretenir des relations amicales dans un tel état de déséquilibre nerveux ?
Moi, par pudeur, je ne voulais même pas me présenter aux autres enfants dans cet état. C’est comme ça que je me suis repliée sur moi-même et suis tombée dans la marge…
33…car la plupart des enfants préfèrent se voiler la face, se persuader que tout va bien. Pour ne pas voir qu’ils ne sont plus que des petits monstres qui se dévorent mutuellement, ils apprennent à user de subterfuges. On appelle ça se sociabiliser. C’est là que naissent tous les lèche-bottes aux slogans pompeux et reulouds.
34Il ne se tisse à l’école que des liens sociaux. Quand les enfants disent en plein milieu de l’année scolaire : « aujourd’hui, à l’école, je me suis fait un nouveau copain », ils ont vite fait de confondre les relations sociales et les relations amicales, laissant la société s’installer en lieux et places de l’amitié.
35L’amitié, c’est se souvenir de l’enfant serein et cohérent rencontré lors de la rentrée les classes et faire tout son possible pour le sortir des oubliettes de la société.
36Véronique et Murielle, je les ai rencontrées quand nous étions déjà grandes : l’une au CM2 et l’autre en 6ème. Elles sont devenues mes amies toutes les deux dans les mêmes circonstances : c’était le jour de la rentrée, j’étais nouvelle dans une école où je ne connaissais presque personne, elles étaient nouvelles aussi et ne connaissaient personne.
Après avoir fait leur connaissance, ce n’est qu’en dehors de l’école que je les ai côtoyées. À l’école, j’étais toujours celle qui restait toute seule dans la marge, attendant que reviennent enfin les vacances.
Murielle et Véronique, je n’ai jamais pu les avoir toutes les deux ensemble auprès de moi parce qu’elles ne s’aiment pas bien. Murielle et Véronique, c’est le jour et la nuit. Je ne leur connais qu’un point commun, quelque chose de terrible : à l’âge de quinze ans, elles avaient toutes les deux subi leur premier avortement.
Moi, je suis celle qui ne me suis jamais fait avorter.


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