chapitre 3 La bêtise de l'amour




1 - LE P'TIT TRAIN
1Gare Saint-Lazare. Si la locomotive tirait les wagons derrière elle pour entrer en gare, elle devait ensuite les pousser devant elle pour en ressortir. On dit, dans ces cas-là, que le train roule à contresens. Chouette !
2Du moins, on pouvait le dire mais on n’avait pas le temps. Il fallait se dépêcher d’arpenter tout le quai pour atteindre le wagon de queue qui, de fait, était en tête.
3Tout au bout du wagon de queue, il y avait un hublot au-dessus d’un strapontin. C’était ma place. Je m’installais sur le strapontin, je regardais par le hublot et, quand le train démarrait, je voyais la voie défiler devant moi. J’avais l’impression que c’était moi, le conducteur. C’était drôle ! Je ne décollais pas le nez du hublot de tout le trajet.
4Par contre, des fois, quand le train était prêt à partir à contresens et que nous montions dans le wagon de queue, je trouvais un garçon assis à ma place, sur mon strapontin et regardant par mon hublot. Le plus énervant, c’était quand le train roulait et que je voyais le garçon faire semblant de tenir un volant et de conduire le train. Non mais ! pour qui se prenait-il ?
5C’était pour éviter ce genre de désagrément qu’il fallait se dépêcher d’atteindre le wagon de queue avant de chercher à se remémorer le mot contresens.
6De la fenêtre du train, Maman regardait si le contrôleur était sur le quai pour savoir s’il fallait sortir les tickets.
7Le contrôleur, c’était le monsieur qui était debout, au bout du quai, devant l’escalier. Tous les gens qui descendaient du train passaient devant lui avec leurs tickets à la main. Le monsieur validait un par un les tickets qu’on lui présentait, sans parler, les yeux dans le vague. Il ne fallait pas lui dire bonjour parce que ça le dérangeait dans ses rêveries et ça lui faisait craindre qu’on ne lui demandât une information, ce qui l’aurait obligé à se concentrer sur son travail. Il était là pour oblitérer les tickets, pas pour dire bonjour.
8Du reste, les gens qui passaient devant lui n’avaient aucune raison d’ennuyer, par des paroles inutiles, ce pauvre homme condamné au travail. Ils étaient là parce qu’ils descendaient, comme Maman et moi, à la gare de Courbevoie. Ils n’étaient pas là pour dire bonjour au contrôleur. Tous les gens passaient donc devant lui en lui présentant leurs tickets d’un geste machinal, les yeux dans le vague…
9À la longue, les absences du contrôleur le conduisirent à se métamorphoser en composteur orange.


2 - ARRIVÉE GARE DE COURBEVOIE
10L’escalier menait à une ruelle qui longeait la voie de chemin de fer. De l’autre côté de la rue, il y avait une rangée de bâtiments. Là, c’était la boulangerie. Un peu plus loin était accrochée une étrange inscription : le vieux manoir.
11« Qu’est-ce que c’est, un manoir ? »
demandais-je à ma mère chaque fois que nous passions devant. Je voulais entrer et visiter.
12Pourtant, ma mère me répondait à chaque fois qu’il n’y avait rien à visiter. Il n’y avait même pas de manoir. Cette inscription était l’enseigne d’une ancienne boutique de marchand de vin.
13La devanture avait été retirée. On ne voyait là pas plus la trace d’une boutique que d’un manoir et moi, je restais persuadée qu’un mystère planait en ce lieu.
14Il aurait fallu demander au contrôleur de la SNCF. Il me semblait bien qu’il s’était aventuré à visiter le vieux manoir et qu’une partie de lui en était restée prisonnière.
15La ruelle était ensuite coupée perpendiculairement par une grande route. Le portail qui se dressait à l’angle d’en face, c’était l’école des garçons. Si nous avions continué tout droit, nous aurions vu, paraît-il, la maternité dans laquelle je suis née. Si nous tournions à gauche, nous passions sous le pont de la ligne de chemin de fer mais nous habitions à droite, dans le vieil immeuble en pierre au bout de la rue.
16J’ai longtemps cru que les voisins étaient d’origine : c’étaient tous des vieux, à part la famille du premier et nous.
17Au deuxième étage, la première porte à gauche, c’était l’appartement à Pépère et Toutouille. Le nôtre était au fond.
On entrait sur un couloir et, tout au fond du couloir, la porte à droite, c’était ma chambre.


3 - MON ESPACE
18La fenêtre de ma chambre donnait sur la caserne de gendarmerie, située de l’autre côté de la rue. Les gendarmes étaient gentils : tous les matins, dans leur cour, ils organisaient des rondes pour me distraire. J’assistais au spectacle depuis ma fenêtre.
19Plus tard, la caserne fut démolie et de grandes et belles tours furent construites à la place. Elles étaient équipées de tout le confort moderne : ascenseurs, appartements moquettés, chauffage électrique dans chaque pièce… c’était ce qu’on appelle des Habitations à Loyer Modéré.
20Depuis ma fenêtre, je vis aussi se construire, au loin, sur la droite, les grandes tours de la Défense.
Il y avait toujours, dans Courbevoie, des endroits pleins de poussière, de marteaux-piqueurs et de grosses-mains. Fréquemment, l’érection d’une grue nous annonçait, ici ou là, la naissance d’un nouveau chantier. De la poussière jaillissait le béton.
21J’étais bien, dans ma chambre, bien mieux qu’à l’école. J’y ai passé les cinq premières années de ma vie et j’étais heureuse.
Dans la journée, Papa était au travail ; mon grand frère et ma grande sœur étaient au lycée ; Maman vaquait à ses occupations et moi, je passais le plus clair de mon temps dans ma chambre. C’était mon royaume. J’étais libre et en paix.
22Maman ne me surveillait pas parce qu’elle savait que je ne faisais pas de bêtises. La confiance est un bien précieux, source de sérénité et d’équilibre. Je n’étais jamais seule non plus. J’allais voir Maman si j’avais besoin qu’elle réponde à une question ou qu’elle m’aide à faire quelque chose et lorsqu’elle venait dans ma chambre, je la recevais avec grande joie.
23Il en allait de même de tous les autres membres de ma famille. Quand quelqu’un venait dans ma chambre, c’était bien souvent pour jouer avec moi et je m’en faisais une fête. La famille avait le grand bonheur de posséder une maison de poupées et j’en étais la reine.


4 - EN VOITURE !
24La voiture de mes parents était garée dans un box à quelques mètres en face de l’immeuble.
Personne n’y touchait. Papa allait travailler en train et Maman faisait les courses à pied.
25J’aurais préféré qu’elle prît la voiture… ou qu’elle me laissât à la maison : pour faire les courses, il fallait aller loin et en se dépêchant. Maman marchait à grands pas et moi, avec mes petites jambes, j’étais obligée de courir pendant tout le trajet. Pour me forcer à la suivre, elle me serrait la main si fort qu’elle me faisait mal. Avec ça, pas question de parler ! Elle s’enfermait dans ses pensées et ne voulait être dérangée sous aucun prétexte.
26Quand je voyais, dans les magasins, quelque chose qui me faisait envie, ma mère m’accusait d’avoir regardé autour de moi. Il fallait que j’apprisse à ne voir que ce que nous venions acheter, à savoir des poireaux et autres ingrédients attristants dont elle se servait pour fabriquer les soupes dégoûtantes qu’elle nous forçait à manger.
27Par contre, le dimanche, quand nous étions invités à manger chez un tel ou un tel, nous prenions la voiture. En général, c’était Papa qui conduisait.
28D’autres fois, plus rarement, Papa et Maman chargeaient la voiture de bagages et nous partions en vacances.
29C’était bizarre, les vacances ; c’était grisant. J’entendais le moteur ronronner, nous nous installions dans la voiture et je me sentais toute envoûtée par l’ambiance de départ. De retour de vacances, quand je retrouvais ma rue, mon immeuble, le box de la voiture, je rapportais avec moi ce sentiment d’euphorie et il me semblait bien qu’il était resté présent en moi tout au long du séjour. On aurait dit qu’un petit génie sautait dans la voiture quand il nous voyait sur le départ et nous accompagnait partout en vacances. Ces vacances avaient quelque chose de merveilleux, de magique, de mystérieux.
30Ah ! oui. Je me souviens aussi qu’un soir, nous avions pris la voiture pour faire une sortie dans Paris. Tu t’en fous ? Bon, ok ! j’enchaîne.
31Ayant embarqué à bord de la Simca 1100 avec le génie des vacances, nous avions abouti à Cesson et, ça, c’était drôlement chouette.
32Cesson, c’était une grande maison avec un grand jardin, des jouets, des balançoires, des vélos, de la gadoue et des animaux. C’est drôlement bien, la compagnie des animaux.
33Dans ma chambre de Courbevoie, je n’étais pas seule, j’avais plein de peluches et de poupées mais c’est différent. Les peluches et les poupées, si on ne leur met pas la main derrière le dos, ils ne bougent pas et parlent peu, en général. Les animaux, quand on vient vers eux, ils s’envolent et se taisent mais leur mobilité est rigolote et ils sont pleins de surprises, comme ce papillon qui s’envola à mon approche et disparut ; j’entendis derrière mon dos comme des paroles indistinctes, je me retournai et je revis mon papillon qui s’envola de nouveau. Il jouait avec moi !


5 - OBSERVATION DE LA NATURE
34Il faut faire attention car les surprises des animaux ne sont pas toujours gentilles ; par exemple, les guêpes…
35Le plus intéressant de tous les animaux qui étaient dans le jardin de Cesson, ainsi que de toutes les peluches qui étaient dans l’appartement de Courbevoie, c’était Kiki, notre chat noir. C’est auprès de lui que j’appris à communiquer avec les êtres non humains.
36Papa et Maman découvrirent un nid de fourmis tout contre le mur de la maison. Je m’empressai d’aller faire leur connaissance.
37Les fourmis, c’est tout petit. Ça ne pique pas, ne mord pas, ne s’envole pas, ne s’enfuit pas. C’est gentil comme tout. Elles montaient volontiers sur ma main et s’y promenaient de leur petit pas rapide. Ça fait des chatouilles ! Par contre, je ne les entendais pas me parler. Je n’avais pas non plus j’impression qu’elles m’entendaient.
38Papa et Maman n’aimaient pas les voir si près de la maison. Pour les punir, ils décidèrent de les asperger d’alcool à brûler et de les incendier.
39Ils mirent leur projet à exécution sous mes yeux. C’était impressionnant.
40Imagine que tu habites dans une ville et qu’elle soit incendiée ! Tu vois des flammes surgir de partout à la fois ; tu vois tes semblables cramer juste à côté de toi, partout autour de toi. La brûlure te tenaille ; tu souffres, tu paniques. Tu voudrais t’enfuir mais tu ne sais pas de quel côté aller ; tu ne sais plus où tu en es ; tu es incapable de penser. Alors, tu cours dans tous les sens à la fois, tu tournes en rond dans la fournaise sans jamais parvenir à en sortir. Tu croises et tu bouscules une foule de survivants aussi éperdus que toi. Tous sont dévorés par le feu, les uns après les autres et, bientôt, ce sera ton tour. Pourquoi ? La vie était normale, quelques instants plus tôt. Brusquement, la ville a sombré dans l’incohérence, l’atrocité, la mort…


6 - MES SUPER-POUVOIRS
41Tel fut le spectacle auquel j’assistai. J’avais quatre ans, je crois. J’avais envie de plonger au secours de ces toutes petites créatures en détresse. Euh !... non. De voler au secours ; voler, pas plonger !
42Voyant les petites fourmis survivantes tourner en vain à l’intérieur de la surface enflammée, j’imaginai une ligne droite - une route, donc - qui s’éloignait de la maison. Mentalement, j’indiquai ce chemin aux fourmis et leur demandai de ne plus revenir si près de la maison parce que Papa et Maman ne voulaient pas les voir là.
43Je les entendis promettre et, aussitôt, le vis toutes les survivantes se précipiter dans la voie que je leur avais tracée. Ça marchait ! J’avais réussi à parler avec les fourmis, à les mettre d’accord avec Papa et Maman. J’étais très fière de moi.
44J’étais parvenue à sauver de toutes petites vies de fourmis et, en retour, j’avais gagné le droit de croire en mon pouvoir de communiquer avec les animaux. Mes vacances dans le jardin de Cesson prenaient une nouvelle dimension.
45Me voyant sauter, rire et battre des mains, Maman regarda les fourmis et dit à Papa :
« Attention ! Elles s’échappent. Prends le balai ! »
Le balai était déjà là, posé contre le mur. Papa n’eut qu’à tendre le bras pour l’attraper.
46« Elles s’en vont. Elles reviendront plus. Elles ont promis. »
expliquai-je expressément.
47Papa me regarda en souriant et, d’un coup de balai, rejeta toutes les fourmis dans le feu. Je les entendis crier vers moi et les vis mourir. J’éclatai en sanglots. Papa me regarda en riant et Maman se plaignit que je lui cassais les oreilles.
48Le génie des vacances était présent ; il avait assisté à ce funeste spectacle. C’est ça, les vacances ?
49Moi, je voulais rentrer à Courbevoie. J’avais été heureuse de venir en vacances rendre visite aux habitants de Cesson, pas de les faire mourir pour prendre leur place.
50De toute façon, mon pouvoir de communiquer avec les animaux avait été dévoré par le feu.


7 - LA VERTU DES ADULTES
51Peu de temps après, alors que nous étions revenus à Courbevoie, la maison de Cesson fut cambriolée et des livres anciens de grande valeur furent emportés. Maman en fut bouleversée.
52Moi, je n’aimais pas voir Maman bouleversée. Elle ne semblait pas faire la relation avec l’histoire des fourmis tandis que moi, je fis tout de suite le rapprochement et m’empressai de lui faire remarquer :
« Tu vois ce que c’est, d’avoir été méchante avec les fourmis. »
Elle se mit en colère, genre :
« Ah ! ça suffit. Tais-toi !»
53Pourtant, je ne faisais que suivre son exemple. Quand elle me voyait pleurer à chaudes larmes à cause d’une fessée que j’avais reçue, pour m’aider à remonter la pente, elle me disait toujours :
« Tu vois ce que c’est, quand tu… (ci ou ça) ? »
54C’est toujours quand on retourne une gentillesse aux grandes personnes qu’on découvre que cela n’en était pas une.
55En plus, ce n’était pas ma faute si la maison de Cesson avait été cambriolée. C’était la fatalité qui avait frappée ; tandis que quand je recevais une fessée, ce n’était pas la fatalité qui me frappait, c’était Maman. Elle trichait, pas moi.
56Peu importe, je n'insistai pas. Je crus que sa mauvaise foi n’était qu’apparente et, qu’au fond d’elle, ce cambriolage la ferait réfléchir (et Papa de même).
57Et voilà que, quelques années plus tard, je découvris par hasard que ma mère se disposait à récidiver en assassinant, cette fois, mon enfant, dès qu’il paraîtrait dans mon ventre.
58Mais merde ! qu’est-ce que ça a dans le cœur, les adultes ?
59Oh ! j’ai dit un gros mot. Ça risque de froisser les oreilles des grandes personnes.
C’est pas grave. Il y a des choses plus importantes.
60De quel droit cette femme osait-elle envisager de toucher à mon bébé ? Elle n’en aurait été que la grand-mère ! A-t-on déjà vu des grands-parents s’octroyer un droit de vie ou de mort sur un enfant ? Genre :
« Oui, mon chéri, Maman t’aime mais Grand-maman veut que tu crèves… »
61Tu connais l’histoire du petit chaperon rouge qui rencontre le loup :
« Oh ! j’ai eu peur. J’ai cru que c’était ma grand-mère ! »


8 - INFORMATION TÉNÉBREUSE
62En plus, vu ce qu’elle m’avait permis de connaître sur la procréation, si je tombais enceinte, elle n’aurait vraiment pas pu me reprocher de l’avoir fait exprès.
63C’était quand j’avais six ans. J’étais en train de jouer dans ma chambre, bien tranquillement, sans rien demander à personne. Ma mère vint me voir et m’expliqua que le bébé sort du ventre de la mère par les « voies naturelles ».
64Elle précisa que certaines mères négligent de donner cette information à leurs filles qui finissent par s’imaginer qu’il faut ouvrir le ventre de la mère pour en faire sortir le bébé. Pire, autrefois, on induisait les enfants en erreur en leur racontant des inepties, genre :
« Les garçons naissent dans des choux et les filles dans des roses »,
ou encore :
« Ce sont les cigognes qui apportent les bébés aux parents ».
Quant à moi, j’avais la chance d’en savoir plus que la plupart des petites filles de mon âge parce que j’avais une mère qui, elle, au moins, sait éduquer ses enfants.
65Ayant écouté son explication jusqu’au bout, je demandai :
« Qu’est-ce que c’est, les voies naturelles ? »
Ma mère me répondit d’un ton un peu sec, comme si j’abusais dans la stupidité :
« Mais enfin ! tu sais bien, quand tu vas aux cabinets.
- Tu veux dire que, euh… c’est le même chemin que la nourriture ? »
66Voyant que je faisais bien la différence entre ce qu’il convient de dire ou ne pas dire, ma mère se radoucit et me répondit :
« Non, non. Pas la nourriture, la boisson.
- Mais les bébés, c’est gros pour passer par là.
- Oui mais la nature est bien faite. Le corps s’élargit pour permettre le passage du bébé et reprend ensuite sa forme initiale. Voilà, tu sais tout.
67- Il y a encore un truc que je ne comprends pas : au départ, le bébé, comment il fait pour entrer dans le ventre de la mère ? »
68C’est à ce moment-là que tout a basculé. Comment que je me suis fait engueuler !
69« Mais enfin, Angélique ! t’as pas honte de poser des questions comme ça ? Tu trouves pas que t’en sais déjà assez ? tu voudrais aussi savoir ce qui concerne les hommes ? C’est pas beau d’être curieuse comme ça. Si on a inventé les vêtements, c’est pas pour voir ce qui se passe en dessous.
- Mais non, mais…
- Ça suffit ! je ne te dirai plus rien. »
70Je n’ai rien compris. Pourquoi ma mère me parlait-elle des hommes ? Je n’imaginais pas qu’ils eussent une part active en l’occurrence. Selon moi, faire des bébés, c’était une affaire de femmes exclusivement. Je croyais que ce n’était qu’après la naissance que la mère offrait l’enfant à l’homme de son choix qui, par reconnaissance, en devenait le père.
Ce n’est pas après avoir été si vertement réprimandée que j’aurais osé revoir mon point de vue concernant le rôle de l’homme.


9 - LUEUR D'ESPOIR
71Quelle mouche avait donc piqué ma mère ? Ma question avait été parfaitement logique. Où était le problème ? Pourquoi détournait-elle la conversation sur les hommes et leurs habits ? Que devais-je comprendre qu’il ne convenait pas de dire à ce point ?
72Fallait-il manger un vieillard mourant pour que le ventre le transformât en nouveau bébé ? Ça pouvait expliquer pourquoi on me forçait tous les soirs à manger de la soupe dégoûtante : pour m’entraîner.
73Je n’avais pas envie de croire à cette hypothèse mais il fallait que j’en eusse le cœur net. Puisque ma mère ne voulait plus rien me dire, j’allai voir ma grande sœur.
Je fus reçue par une réaction genre :
74« Si Maman considère qu’elle t’en a dit suffisamment, c’est pas à moi de t’en dire plus. »
75mais lorsque je lui fis part de ma théorie de la réincarnation par caducophagie, elle s’empressa de la démentir.
76« Pourquoi tu penses à des choses aussi moches ? Faire un bébé, c’est beau ; tu dois imaginer quelque chose de beau.
- Alors, pourquoi Maman veut pas me le dire.
- Par pudeur.
77- Justement, la pudeur, c’est fait pour cacher ce qui est moche, ce dont on doit avoir honte »…
78Tel fut le point de départ d’une discussion à l’issue de laquelle je sus que, pour faire un bébé, il fallait être un homme et une femme et s’aimer très fort. Si je voulais plus de détails, il fallait que je me débrouillasse avec mon imagination.
79Un moment, j’eus comme un flash ; je cru comprendre que… mais cela me parut impossible parce que, dans le corps, ça va toujours dans le sens de la descente. De toute façon, il fallait vite que je détournasse mon regard de cette image mentale pour ne pas voir ce que Maman m’avait défendu de voir.
80Finalement, il en ressortit que du sentiment d’amour partagé émane une énergie qui se condense en boule dans le ventre de la mère et se transforme en bébé ; tout comme l’air qu’on respire se transforme en sang (ça, c’est mon grand frère qui me l’a dit.)
Les années passèrent. Arrivée à l’âge de neuf ans, je n’en savais pas plus.
81Je n’avais qu’un mot d’ordre : l’amour ! Cultiver l’amour ! Obéir à l’amour !
82À quiconque parvient à atteindre le grand amour, Dieu fait le don d’un enfant. Dès lors, on entre dans la sphère des adultes et on n’a plus d’ordre à recevoir de qui que ce soit.
C’est tout ce que je savais.


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