chapitre 11 Un mouvement pas rock




1 - MON NOUVEAU CHÂTEAU
1Quand j'étais à l'école primaire de Courbevoie, je trouvais qu'il y avait une mauvaise ambiance mais je ne me doutais pas que le pire était à venir. Le pire, c'était à Voisenon.
Voisenon, c'était une école de bonnes sœurs. Plus exactement, Voisenon, c'est un petit village non loin de Cesson dans lequel il y a un château qui a été racheté par des bonnes sœurs, qui en ont fait une école.
Habiter Cesson et aller à l'école dans un château, ça commençait plutôt bien. Je me trouvais entre les mains des bonnes sœurs. C'est gentil, les bonnes sœurs. En guise de cour de récréation, nous disposions du parc du château, un grand parc boisé dans lequel nous allions même pouvoir cueillir des jonquilles quand reviendrait la saison. Le paradis des enfants heureux.
2Tu parles ! En fait de paradis, l'histoire commença, à la rentrée en sixième, par les pleurs des pensionnaires, brutalement séparées de leurs familles et de leurs amis.
Moi, j'étais demi-pensionnaire. Le soir, je rentrais à la maison et, étant donné que c'était la rentrée des classes, je n'avais pas encore de devoirs à faire. Alors, vite, j'enfourchais mon vélo et je retrouvais, dans les rues, les enfants de Cesson avec qui je jouais jusqu'à l'heure du dîner. La plupart d'entre eux avaient été dispatchés entre les CES de Vert-Saint-Denis et de Cesson-la-Forêt. Il n'y avait que Carole et moi qui avions été mises dans le privé, à Voisenon.
3Carole, elle n'était pas du genre boute-en-train. Si on m'avait demandé mon avis, elle n'aurait pas vraiment figuré en tête de liste des enfants de Cesson que j'aurais choisis pour m'accompagner dans ma nouvelle école. Mais bon, personne ne m'avait demandé mon avis. Il fallait bien se faire une raison.
Peu importe! Carole n'était pas méchante. Elle était surtout très contrariée que ses parents l'eussent séparée des autres enfants de Cesson en la mettant à Voisenon parce que, à Cesson, il y avait une super bonne ambiance.
« Ben oui, je sais mais c'est à nous de faire en sorte qu'il y ait une super bonne ambiance ici aussi »
lui répondais-je.
4Elle ne voulait pas y croire. Elle faisait sa mauvaise tête mais elle se raccrochait à moi parce qu'elle ne connaissait que moi dans cette nouvelle école. Et moi, je redoublais de bonne humeur et je sentais dans mon cœur le désir d'entraîner toutes les filles de Voisenon à partager ma joie de vivre.
Ouais parce que, là encore, c'était une école non mixte. Il n'y avait que des filles, désagrément que Carole ne manquait pas de me rappeler.
« Ouais, ben tant pis ! on est grandes. On peut retrouver les garçons le soir, après l'école »
lui répondais-je.
C'est là que j'ai rencontré Murielle (la blonde) et qu'elle est devenue mon amie. Rien à voir avec Muriel (la brune), de Cesson, la copine de Françoise. Murielle habitait au Mée-sur-Seine.


2 - UNE PROF POUR LES PROBLÈMES
5Malgré toute cette bonne humeur que j'espérais semer à profusion, je percevais en moi une zone d'ombre que je ne parvenais pas à m'expliquer. J'aurais voulu en parler avec quelqu'un qui pût m'aider à y voir clair mais je ne savais pas vers qui me tourner. Alors je me disais :
« C'est rien, tout va bien »
et je repartais gaiement sur le chemin de mes bonnes résolutions de joie de vivre partagée.
« Non. Ça va pas bien. »
La zone d'ombre se rappelait à moi de plus en plus fréquemment. Elle semblait s'élargir et je ne voyais toujours pas à qui en parler. Alors, je m'efforçais de la chasser de mon esprit comme un mauvais fantôme et de rester concentrée sur le positif. En plus, à l'école, j'apprenais à parler anglais, la langue du rock n roll ! Rien que ça, c'était une bonne raison pour être heureuse.
6En plus, il faut bien reconnaître qu'à Voisenon, nous étions chouchoutées, par rapport au public. Mes copines de Cesson, qui étaient au CES, m'avaient raconté qu'à chaque interclasse, elles se trimballaient avec toutes leurs affaires, dans les couloirs, pour aller suivre tel cours dans la salle de classe de tel prof. Nous, à Voisenon, nous avions chacune son bureau attitré, dans la salle de classe qui nous avait été attribuée pour toute l'année scolaire, et c'est les profs qui se déplaçaient de salle en salle à chaque interclasse. Quant à nos affaires, elles étaient rangées dans nos bureaux et nous les avions toujours là, à portée de main, tout simplement.
7À partir de la sixième, comme chacun sait, on n'a plus un ou une instit, comme au primaire, mais toute une palette de professeurs. Alors, si l'enfant éprouve un quelconque besoin d'aller dire quelque chose à la maîtresse, il peut parfois se sentir un peu désorienté et ne pas savoir vers qui se tourner. À cela, l'école propose aux élèves une solution en désignant, parmi les profs de chaque classe, celui qui en sera le professeur principal tout au long de l'année. C'est ce qu'est venu nous expliquer Brigitte, qui s'est présentée comme étant la prof principale de la 6ème2, notre classe.
8Bien qu'ayant été désignée comme étant notre professeur principal, Brigitte n'enseignait aucune matière. Elle était éducatrice et jouait le rôle de psychologue scolaire de notre établissement.
« Mon bureau est juste à côté de votre classe. Si l'une de vous a un problème, petit ou gros, qu'elle n'hésite pas à venir frapper à ma porte. Elle sera toujours bien reçue. Ça peut concerner un problème d'école ou bien même quelque chose qui n'a rien à voir avec l'école. C'est mon travail que d'écouter quand un enfant a besoin de dire quelque chose… »
et patati et patata.
9« Demandez-vous : "est-ce que moi, j'ai quelque chose dont je voudrais parler ?" »
suggéra-t-elle.
« Est-ce que moi, j'ai quelque chose dont je voudrais parler ? me demandai-je. Ben non, moi, tout va bien. Quoique non, il y a un truc qui va pas. Mais j'sais pas c'que c'est, alors j'peux pas en parler. »


3 - OÙ EST LE PROBLÈME ?
10Il y avait bien un truc clairement défini qui n'allait pas bien, comme me le rappelait constamment Carole : c'est que nous n'étions pas dans la même classe. Elle était en 6ème1 et moi en 6ème2.
« C'est pas grave, lui répondais-je. Y a sûrement des filles sympas dans ta classe. Regarde, Murielle, elle est dans ta classe. Elle est sympa. »
Mais Carole n'aimait pas ma copine Murielle. Carole, elle boudait tout le temps et Murielle avait pris le parti de taquiner cette rabat-joie, ce à quoi je ne pouvais m'empêcher de rire.
11Pendant ce temps-là, j'avais toujours cette zone d'ombre qui me taraudait. Brigitte, la prof principale éducatrice psychologue, était-elle vraiment cette personne à qui parler que je cherchais ? En tout cas, je n'avais trouvé personne à qui me confier parmi les gens que je connaissais, adulte ou enfant et elle, Brigitte, le proposait en disant que c'était son métier et qu'elle était là pour ça. Néanmoins, je n'étais pas sûre d'elle, pas sûre qu'elle fût vraiment capable de comprendre. Comprendre quoi ? Je ne savais pas dire. Comment pouvait-elle comprendre mon problème si je ne possédais pas le premier mot pour le lui expliquer ?
12Et puis, d'abord, avais-je vraiment un problème ? Si je ne pouvais pas l'identifier, ça voulait sûrement dire qu'il n'existait pas. Oui, des problèmes, j'en avais, comme tout le monde. Dans la vie, il y a toujours des hauts et des bas. Cependant, tous les petits soucis qui survenaient dans ma vie quotidienne et qu'il m'était possible de définir n'étaient que des broutilles, rien qui justifiât l'intervention de Brigitte. Si j'étais allée la voir pour lui raconter mes petits tracas quotidiens, aurait-elle compris que quelque chose de beaucoup plus grave se cachait derrière ? Je supposais que non. Elle m'aurait sans doute prise pour une enfant capricieuse qui rechigne devant chaque petite contrariété. Et puis, même si elle comprenait, derrière la psychologue, la femme était-elle digne de se voir confier mes secrets ? Pas sûr. Elle avait l'air gentil mais ce n'est pas le tout.
13Oui, j'avais un problème, j'en devenais persuadée. La zone d'ombre s'élargissait de plus en plus en mon esprit et, si je n'arrivais pas à régler ça, je sentais que ça allait finir par me rendre folle.
D'ailleurs, n'est-ce pas déjà de la folie que de se vivre comme ayant un problème quand, manifestement, tout va bien ? D'un autre côté, c'était sans doute le rôle d'une professeur principale éducatrice psychologue que de me rassurer à ce sujet. Elle avait l'air gentil, Brigitte. Il fallait que je lui parlasse mais il fallait d'abord que je trouvasse par où commencer.
J'avais bien quelques éléments de départ, des faits qui se rattachaient ou semblaient se rattacher à mon problème, mais c'était indicible, incohérent. C'était de la folie ! Je voulais tant que Brigitte m'aidât. Le pouvait-elle ?


4 - C'ÉTAIT MA CLEF
14Notre salle de classe était une petite salle carrée située au second étage, en haut d'un escalier en bois. La principale de l'établissement, qui était une vieille dame sévère, nous avait intimé l'ordre de le monter et de le descendre à pied léger, pour ne pas produire un boucan qu'elle jugeait indigne du lieu.
Nos bureaux aussi étaient en bois, avec un trou de trois ou quatre centimètres de diamètre dans le coin avant gauche, vestige du temps où les élèves utilisaient une plume et un encrier pour écrire. En fait, nos bureaux étaient constitués de plusieurs parties assemblées. La partie la plus éloignée de nous était une planchette d'une quinzaine de centimètres de large sur laquelle nous posions nos trousses, règle… c'est cette planchette qui avait un trou pour les encriers des temps anciens. Elle était reliée par des charnières à une planche qui servait de table. Quand on soulevait cette planche, en dessous, ça faisait comme un coffre. C'est là que nous rangions nos affaires.
15Un jour, en début de cours, la prof me trouvant un peu longue à sortir mon livre et mon cahier, elle vint voir ce que je faisais, regarda le contenu de mon bureau et me houspilla :
« Mais qu'est-ce que c'est que ce bureau sans dessus dessous ? Vous n'avez pas honte ! Nous ne sommes qu'au début de l'année et vous avez déjà réussi à mettre plus de désordre dans vos affaires qu'on n'en voit rarement, en juin, dans les bureaux les plus mal rangés. »
Je regardai mes affaires avec beaucoup d'étonnement. En temps normal, je dois bien avouer que je n'étais pas particulièrement soigneuse ni ordonnée mais là, il s'avérait effectivement qu'un fouillis monstrueux s'était installé dans mon bureau sans que j'y prisse garde. Il fallut que la prof en parlât pour que je m'en rendisse compte. Découvrant cela, ce que je vis surtout, c'était une zone d'ombre. C'était mon problème qui resurgissait devant mes yeux, qui se manifestait encore par cette voie.
16La prof continuait de me gronder et me dit qu'après le cours, il me faudrait prendre le temps de ranger mes affaires convenablement avant de sortir en récréation.
« Savez-vous seulement ranger vos affaires ? »
Une fille, à côté, aux cheveux bruns bouclés tirés par une queue de cheval, leva le doigt et dit à la prof :
« Moi, j'veux bien l'aider, si vous voulez. »
La prof la félicita et me dit qu'à la récréation, je devrais laisser cette gentille camarade ranger mes affaires avec moi.
17Ce n'était pas une gentille camarade. Les regards qu'elle me lançait étaient chargés de mépris. C'était une fayote qui se servait de moi pour se faire bien voir de la prof.
Ça ne se fait pas de fouiller dans les affaires des autres. Je ne voulais pas laisser cette fille, qui n'était pas ma copine, mettre le nez dans mes affaires. En plus, il m'apparaissait nettement que ce fouillis improbable était une des nombreuses manifestations de mon problème. Cette fois, je pouvais mettre le doigt dessus. La clef était là. Je voulais montrer à Brigitte.
Je ne pouvais pas contredire la prof, cela aurait paru insolent, en dépit de quoi j'étais bien déterminée à ne pas laisser l'autre pimbêche se mêler de mes affaires.


5 - EN DÉSESPOIR DE CAUSE
18Plus l'heure de la récréation approchait, plus je me sentais angoissée. Quand, à la fin du cours, la prof sortit de la classe, la fayote à la queue de cheval perdit le ton mielleux que je lui avais entendu auparavant et me dit sèchement :
« Bon, allez. Pousse-toi. On va te ranger tes affaires puisque t'es même pas capable de le faire toi-même.
- Nan.
- C'est la prof qui l'a dit. T'as pas entendu ? Alors, maintenant, pousse-toi de là ! On va pas y passer la journée.
- Nan. »
19Plusieurs filles de la classe se liguèrent contre moi, disant que je devais la laisser faire, comme la prof avait dit.
« Qu'est-ce que c'est que cette école de fayotes ? pensai-je en moi-même. À l'heure qu'il est, je devrais être au CES avec tout le monde. »
Elles se mirent à plusieurs pour me pousser et accéder à mes affaires. Je m'agrippai à mon bureau, me couchai dessus pour les empêcher de l'ouvrir. Mon angoisse était à son comble. Je me sentais devenir folle. Je voulais que Brigitte m'aidât mais je ne pouvais pas aller la chercher sans laisser mes affaires en proie à ces pimbêches méchantes. Je voulais que Brigitte vînt dans la classe m'aider à y voir clair. Il ne me restait plus qu'un moyen de la faire venir, c'était de crier assez fort pour qu'elle m'entendît de son bureau.
20C'était dangereux. C'était de la folie. Si je me mettais, en tout début d'année scolaire, à pousser absurdement des hurlements dans une nouvelle école où personne ne me connaissait, j'allais devenir définitivement la folle de l'école aux yeux de tout le monde… sauf si Brigitte, la prof principale éducatrice psychologue venait me dire un truc du genre :
« C'est rien, c'est pas grave. Viens dans mon bureau ! Tu vas me raconter ce qu'y a qui va pas. Tu veux bien ? »
Voilà ce dont j'avais besoin. Si je poussais des hurlements pour appeler Brigitte à mon aide et qu'elle réagissait de la sorte, cela montrerait aux enfants qui m'entouraient que je n'étais pas folle, que j'avais juste un problème et qu'il suffisait d'en parler pour que ça aille mieux.
21Par contre, si je l'appelais à mon aide par des hurlements et qu'elle ne réagissait pas de façon adéquate, j'étais fichue. Tout le monde me prendrait pour une cinglée. Était-elle capable de comprendre cela ?
Depuis le temps que j'hésitais à aller la voir, me demandant si, oui ou non, elle était capable de comprendre ce que j'avais à lui confier, voilà que j'avais le moyen de la tester, maintenant ou jamais. Je savais que par ce moyen je me mettais en danger mais c'était mon dernier espoir.


6 - L'ÉDUCATRICE
22Tandis que les filles, autour de moi, s'acharnaient à me bousculer pour m'extirper de mon bureau, je me mis à hurler de toutes mes forces. Brigitte ne tarda pas à paraître sur le seuil de la porte et s'enquit de ce qui se passait. Des filles le lui expliquèrent, pendant que je restais accrochée à ma table, lui lançant mes regards les plus désespérés.
Elle ne fit pas le moindre pas vers moi, ne m'adressa pas la parole. Elle resta à l'entrée, de sorte que toute la classe pût se rendre compte qu'elle me regardait comme si j'étais une timbrée, avant de conclure :
« Bon, ben laissez-la tranquille ! »
Elle s'en retourna comme elle était venue.
23Il me sembla que certaines filles, dans la classe, fussent désolées de la réponse de cette pseudo-psychologue. Après tout, je n'étais peut-être pas la seule à m'être demandé si elle était capable ou non de se voir confier certains problèmes plus ou moins graves. Maintenant, nous étions fixées sur elle. Cependant, nous étions petites, trop petites pour réfuter le jugement des grandes personnes. Le verdict était tombé : j'étais folle.
Relevant la tête, je vis Murielle dans l'embrasure de la porte. Comme je la regardais, elle baissa les yeux, gênée, et recula dans l'ombre. Ça voulait dire que ma copine me reniait. J'étais toute seule.
Nos deux classes étant côte à côte, elle m'avait forcément entendue crier. Alors que, d'habitude, elle venait me chercher pour aller ensemble en récréation, cette fois, elle partit sans moi.


7 - LES VRAIS MÉCHANTS
24Si on se fie aux notions de bien et de mal des grandes personnes, Murielle, ce n'était pas une bonne copine parce qu'elle m'avait reniée. Toutefois, si les notions de bien et de mal des grandes personnes avaient été correctes, je ne me serais jamais retrouvée dans cette situation. Si les notions de bien et de mal des grandes personnes avaient été correctes, Brigitte, avant Murielle, ne serait pas partie sans moi ; la prof, avant Brigitte, n'aurait pas fait injure à ma dignité en permettant à la pimbêche de fouiller mes affaires. Alors, c'est facile, de la part des grandes personnes, de faire tout de travers et de jeter la pierre à une petite fille.
Oui, Murielle m'avait reniée mais je n'avais pas à lui en vouloir. Ce n'était pas sa faute si elle n'était pas en mesure de me suivre sur la pente dangereuse sur laquelle je m'étais engagée. Elle et moi, nous ne nous étions pas concertées au préalable sur le sujet.
Si j'avais eu le temps, je lui aurais fait part au bas mot de mes soucis et nous aurions pu élaborer une stratégie ensemble. Je n'en eus pas le temps. Ça me tomba dessus d'un coup et il me fallut réagir tout de suite. Alors, Murielle se trouva prise au dépourvu et fit ce qu'elle devait pour se protéger.
Je ne lui en voulus donc pas du tout… mais j'étais toute seule et sans espoir de me faire des copines. Personne n'avait envie de s'afficher avec la folle.
25Heureusement que j'habitais à Cesson. Le soir de ce jour où tout s'écroula ainsi, quand je revins de l'école, la famille du grand sorcier de Cesson était là pour moi et me fit voir dans la magie que les vrais méchants, c'est toujours les adultes.
D'ailleurs, à bien y regarder, les filles, à Voisenon, qui avaient été si méchantes, se mettant à plusieurs pour essayer d'ouvrir mon bureau quand elles avaient vu que je ne voulais pas qu'on touchât à mes affaires, c'étaient toutes des pensionnaires, si je ne m'abuse. C'étaient les filles que j'avais vues pleurer les premiers jours, les plus malheureuses, qui s'en étaient prises à moi de la sorte. La source de ce malheur, c'était bien les adultes qui les avaient jetées en pension sans se soucier de ce qu'elles ressentaient.
Et comme, chaque matin, en ouvrant les yeux, leur moral était démoli par le fait de se retrouver toujours et encore prisonnières de cette pension, elles avaient besoin d'un défouloir.
Moi, elles estimaient sans doute que je leur avais fait un affront en les empêchant d'ouvrir mon bureau. En plus, moi, j'étais facile à attaquer parce que j'étais toute seule, je n'avais pas de copines. En plus, moi, je ne savais pas me défendre ; si on m'embêtait, je me repliais sur moi-même et je pleurais. En plus, moi, j'étais la folle aux yeux de tout le monde. Alors, leur défouloir, ce fut moi, tout le temps.
26Murielle, quand je la croisais dans les couloirs, elle baissait les yeux et faisait semblant de ne pas me voir. Se sentait-elle coupable ? J'ai déjà dit que j'avais parfaitement compris sa position mais elle n'en savait rien.
Aussi, la voyant passer dans un couloir, j'allai droit devant elle et lui dis :
« Tu veux venir chez moi, mercredi après-midi ? »
et son visage s'éclaira.
Après tout, c'était surtout à Cesson que j'avais besoin d'elle, en particulier pour m'aider à éclaircir le mystère de la balle de tennis ensorcelée… mais ça, j'en parlerai plus tard, dans un autre chapitre.
Tu ne perds rien pour attendre, Olivier !
Plus tard, Murielle m'invita à son tour au Mée-sur-Seine et nous entretînment ainsi des relations en dehors de l'école, sans que rien n'y laissât paraître.


8 - PERDITION SCOLAIRE
27Je passai à Voisenon une année atroce, continuellement moquée, insultée, humiliée, rabaissée (mais jamais frappée). Toute l'année, je cherchai le moyen d'en sortir, de devenir normale mais je n'y parvins pas. Mon cerveau était en bouillie.
J'avais hâte que l'école fût enfin terminée, pour toujours. Si seulement les grandes personnes avaient pu avoir le déclic qui leur aurait permis de comprendre que je ne voulais pas être à l'école !
Le soir, après l'école, je ne m'occupais plus du tout de ces punitions rituelles infligées à tous les enfants qui ont commis le crime de passer leur journée à l'école au lieu de marcher sur le chemin de la vie ; punitions nommées par les grandes personnes : devoirs à rendre pour tel jour. Je ne pris même jamais l'habitude de les noter sur mon cahier de texte. Je l'avais fait, durant les premiers jours qui avaient suivi la rentrée des classes, mais mon problème obscur s'était manifesté dans la classe avant que cela ne devînt une habitude. Maintenant, c'était fini. Le soir, quand je rentrais à la maison, je posais mon cartable dans un endroit de ma chambre où mon regard n'allait jamais.
28De toute façon, le fouillis qui s'était installé dans mon bureau s'installait pareil dans ma chambre. Alors, après l'école, je prenais mon vélo et j'allais arpenter les rues de Cesson, qui se vidaient, s'enfonçant doucement dans la mauvaise saison. Les enfants restaient de plus en plus à la maison et je pédalais, toute seule, sous la pluie ou dans le froid.
Moi, je m'en fichais du temps qu'il faisait parce que je vivais dans mon imaginaire. Il ne me restait que ça pour trouver un peu de bonheur - ou presque que ça. Mes parents me payaient une heure d'équitation par semaine. Les chevaux, c'était pour moi un rêve depuis toute petite. Ce rêve enfin concrétisé, c'était du vrai bonheur pour moi. Seulement, l'équitation, c'est difficile. Je tombais tout le temps de cheval. Quand on tombe, il faut remonter en selle aussitôt.


9 - VIVES LES VACANCES
29Le bonheur intact, il existait aussi. Il s'appelait les grandes vacances. Ma mère ne travaillant pas depuis la naissance de mon frère aîné, mes grandes vacances, je les passais chez moi, à la maison. Tranquille, je faisais ce que je voulais de ma vie. Du 1er juillet au 15 septembre, les grandes vacances étaient une coutume indéfectible qui liait les grandes personnes aux enfants, en vertu de la non-exploitation de l'enfant par l'adulte.
Cependant, deux mois et demi, ce n'est pas suffisant pour contrebalancer neuf mois et demi passés à l'école. Les petites vacances en cours d'année, je ne les compte pas. Ce ne sont que des pauses. Ce n'est que ,pendant les grandes vacances qu'on peut sérieusement jouer à reconstruire tout ce que l'école à détruit. Non, deux mois et demi, ce n'est pas suffisant. On ne se reconstruit qu'en partie. Ainsi, année après année, on perd un peu plus de soi-même.
30J'étais allée en colonie une fois, quand j'avais huit ans, mais je n'avais pas aimé du tout. En colonie, les enfants obéissants sont toujours punis par rapport aux autres. De toute façon, les colonies, c'est la collectivité ; ça ressemble plus à l'école qu'à des vacances.
À Cesson, si nous avions envie de faire du trapèze, nous faisions du trapèze ; si nous avions envie de faire du vélo, snous faisions du vélo ; si nous avions envie d'aller à la piscine, nous allions à la piscine ; si nous avions envie de cueillir des mûres, nous cueillions des mûres ; si nous avions envie de nous chamailler, nous nous chamaillions ; si nous avions envie de regarder la télé, nous regardions la télé… et j'en passe. Les restrictions maternelles étaient légères et acceptables, rien qui n'eût fait ombrage à notre joie de vivre. Sans compter les jours où nos mères nous lâchaient dans Babyland, le parc d'attraction sur la route de Corbeil, et ne revenaient nous chercher que le soir.
Rien à voir avec les colonies, genre :
« Et maintenant, les enfants, on va faire une heure de marche forcée dans la campagne. C'est bon pour la santé. »
Ah ! non. Les enfants de Cesson n'avaient aucune envie d'aller en colonie. Les plus belles vacances du monde étaient à Cesson.
31Mes parents m'avaient envoyée une fois en colonie, quand j'avais huit ans, histoire que je visse si ça me plaisait ou non. J'avais vu : ça ne m'avait pas plu. Mes parents le savaient, il n'insistaient pas. Toutefois, mon père, un soir, me parla de l'éventualité de m'envoyer en Angleterre quand je serais plus grande. Il avait déjà préparé un argumentaire dévoilant sa position sur le sujet :
« C'est pas tout à fait comme les colonies… et puis, tu seras plus grande… peut-être que tu pourrais essayer au moins une fois pour voir si ça te plaît… on ne te forcera pas… »
Je ne le laissai pas continuer plus longuement :
« Oui, je voudrais aller en Angleterre !! »


10 - DANS LA GRANDE SALLE
32En attendant, c'était la rentrée des classes. Retour à Voisenon, en classe de cinquième. Effondrement total ! Je ne pouvais pas concevoir de revivre une année de torture mentale comme ça avait été le cas en sixième. Impossible. C'était au-dessus de mes forces. Je voulais bien pardonner aux grandes personnes qui n'arrivaient pas à comprendre que je ne voulais pas être à l'école mais il fallait, coûte que coûte, que je sortisse de cet enfer avant d'y perdre définitivement la raison.
Notre classe de cinquième bénéficiait de la plus grande et plus belle salle du château. C'était une vaste pièce située au rez-de-chaussée, haute de plafond, avec parquet ciré et grandes fenêtres qui donnaient sur le parc. Mais bon, ça ne changeait rien au problème : les filles qui avaient été méchantes avec moi en sixième l'étaient tout autant en cinquième, sinon pire.
Dans la classe, il y avait beaucoup de brouhaha. C'étaient les filles qui se retrouvaient entre copines et se racontaient leurs vacances. J'en entendis certaines, non loin de moi, parler de l'Angleterre où elles étaient allées et de ce qu'elles y avaient vu de plus terrible : les punks, d'inquiétants garçons à l'allure monstrueuse dont la particularité était de terroriser les petites snobinardes de Voisenon.
33Un prof entra dans la classe et les cours reprirent ; de longues et interminables heures de cours durant lesquelles il fallait rester assise, sans bouger, à attendre la fin.
Mais soudain, les filles se mirent toutes à crier en regardant vers la fenêtre. Dehors, il y avait un terrible punk avec une grande crête qui regardait au carreau. Quand il me vit, toute malheureuse dans mon coin, il me fit signe de le suivre. Alors, sans rien demander à personne, je me levai, sortis de la classe en courant et le rejoignit. Il me prit la main et m'emmena avec lui à Londres, loin, très loin de Voisenon.
Eh, oui ! L'école ayant repris, je replongeai bien vite dans l'imaginaire, en attendant de trouver un autre moyen de sortir à jamais de cette trop cruelle réalité.
34Par contre, la nouveauté, en cinquième, c'est que Murielle était dans ma classe. Moi, j'étais au dernier rang de la colonne de gauche, celle près de la fenêtre ; Murielle était au premier rang de la colonne du milieu.
Dans la colonne du milieu, à quelques rangs devant moi, il y avait une fille qui s'appelait Anne-Marie. C'était une nouvelle, une redoublante. Elle avait les cheveux châtain clair tirant sur le roux, tous raides, coupés en carré mi-long, les traits fins et le regard un peu froid. Dès le départ, Anne-Marie ne s'entendit pas du tout avec le groupe des méchantes. Elle devint vite copine avec Murielle.
De toute façon, pour être copine avec les méchantes, il ne fallait pas avoir tel ou tel trait de caractère, telle qualité ou tel défaut. Non, aucun rapport. Pour se faire bien voir, dans cette école de snobinardes, il fallait porter des vêtements de marques de grands couturiers. C'était le critère de reconnaissance des prétentieuses entre elles, dans tout Voisenon, de la sixième à la terminale.


11 - LE REMÈDE BLEU
35Heureusement que les grandes personnes étaient là pour résoudre le problème. Remarquons au passage que si le problème avait été résolu, je ne l'aurais pas connu et, de fait, je ne le mentionnerais pas. N'importe, les grandes personnes avaient fait le nécessaire pour résoudre le problème. Elles étaient contentes d'elles. Leur esprit était en paix.
Et que font les grandes personnes pour résoudre les problèmes qui affligent les enfants ? Elles leur infligent des brimades supplémentaires. En l'occurrence, les grandes personnes n'avaient rien trouvé de mieux que d'imposer un uniforme. Nous devions porter pantalon - jeans interdit ! -, jupe ou robe bleu marine avec un haut bleu ou blanc et, par-dessus, un tablier dont la laideur foutait le cafard à toutes les filles de Voisenon ; l'objectif étant sans doute d'annihiler notre sens de la coquetterie.
36Alors, bon. Le tablier, déjà, chez la plupart des filles, il resta de plus en plus souvent dans le cartable ; sauf quand la principale de l'établissement faisait un rappel à l'ordre. Moi qui étais une fille obéissante, j'avais tendance à le garder sur moi mais ça ne plaisait pas aux autres filles qui voulaient que tout le monde le retirât et le cachât au fond de son cartable afin qu'il sombrât dans l'oubli. Alors, bon, moi, je m'en fichais.
C'étaient surtout les cinquièmes qui se comportaient de la sorte. Depuis que j'étais entrée à Voisenon en sixième, j'avais toujours vu toutes les filles, de la sixième à la terminale, déambuler dans l'établissement avec leurs tabliers sur elles. Ça n'avait jamais fait de vagues. C'est de notre génération, à nous, natives de 1965, qu'a éclaté ce mouvement de rébellion qui devait aboutir au retrait définitif de l'uniforme à Voisenon.
Mais moi, j'étais sage. C'est juste que j'avais vu que plus personne, dans la classe, ne portait de tablier. Alors, je croyais que ce n'était plus obligé pour les cinquièmes.
En tout cas, quand je quittai Voisenon, en fin de troisième, ça faisait belle lurette que ma mère ne se souciait plus de me racheter un tablier à ma taille. Par contre, pour les vêtements, les filles n'en étaient encore qu'à faire des tentatives d'incursion en jeans noirs qu'elles prétendaient voir bleu marine.
37Et moi, qui étais une fille sage et obéissante, moi qui était la plus moquée, la plus rejetée dans cette école de snobinardes, je dénonce la non-pertinence de la contrainte du port d'uniforme en vue de résoudre les problèmes de snobisme.
Comme je l'ai déjà souligné, j'ai connu simultanément le port de l'uniforme et le snobisme, qui cohabitaient joyeusement. À partir de là, tout est dit. L'expérience a parlé : accabler les enfants du port de l'uniforme ne résout strictement aucun problème.
Pourquoi est-ce que l'uniforme ne résout aucun problème ? Eh bien tout simplement parce que les filles qui voulaient frimer avec des vêtements de marques frimaient avec des vêtements bleus de marques. En revanche, les filles qui venaient de familles aux revenus modestes, dont les parents n'avaient pas les moyens de leur acheter deux garde-robes, une pour l'école, une pour la vie, se voyaient obligées de se trimballer en bleu marine du 1er janvier au 31 décembre. Si on ajoute à cela que le tablier imposé coûtait cher, il s'avère que c'étaient les plus pauvres qui se trouvaient lésées par le principe.
En outre, les grandes personnes qui s'imaginent pouvoir combler les fossés entre les classes sociales en les dissimulant derrière des uniformes ne sont que la réplique adulte des petites personnes qui s'imaginent pouvoir combler les lacunes de leurs personnalités en les dissimulant derrière des vêtements de marques. Ce sont les mêmes !
38Moi, je m'en fichais que les passionnées de vêtements de marques de grands couturiers fussent copines entre elles. Elle n'étaient pas copines avec moi, les autres non plus. Personne n'était copine avec moi. Moi, j'étais tout le temps toute seule. Tout le monde se moquait de moi. Tout le monde m'embêtait. Moi, je ne savais pas me défendre. Je ne savais pas être normale. J'étais folle. Alors, je pleurais.
Finalement, en récréation, dans le parc du château, je ne recherchais plus que la compagnie des arbres.


12 - LA RÉCRÉ DANS LA CLASSE
39Par contre, quand il pleuvait fort, nous étions toutes invitées à venir nous abriter à l'intérieur. Le hall d'entrée était prévu à cet effet ; enfin, plus ou moins. Le hall d'entrée était tout ce que l'établissement possédait de mieux pour faire office de préau. Cependant, il était très haut de plafond, il prenait sur deux étages. Alors, il rendait beaucoup d'écho. En plus, il n'était pas suffisamment vaste pour accueillir toutes les élèves de l'école.
En conséquence, la principale de l'établissement toléra que nous passâmes nos récréations dans la classe, si nous le souhaitions, à condition qu'on pût longer le couloir sans entendre de bruit. D'ailleurs, son bureau était juste au bout du couloir et elle n'était pas disposée à être dérangée par notre chahut. En d'autres termes, comme il n'était pas possible de mettre une surveillante par classe, si nous voulions rester tranquillement chez nous, dans notre classe, nous devions prouver que nous étions assez grandes pour nous surveiller nous-mêmes.
Cela étant convenu, la principale sortit de la classe et nous laissa nous débrouiller entre nous.
40Moi, j'étais à ma place, au fond de la classe. Je ne demandais rien à personne et toutes les méchantes vinrent autour de moi pour me faire pleurer.
Murielle était assise à sa place, au premier rang. Elle se retourna et me regarda me faire embêter comme une débile mentale, puis se remis le nez dans ses cahiers. Les méchantes m'embêtaient toujours. Murielle se retourna une deuxième fois ; une troisième fois.
Soudain, laissant ses affaires, Murielle se leva, vint au fond de la classe et poussa une par une toutes les méchantes qui m'entouraient en leur disant d'un ton menaçant :
« Qu'est-ce t'as, ta ? T'es pas jouasse ? Tu cherches la bagarre ? »
Les petites prétentieuses précieuses reculèrent toutes apeurées, ne trouvant dans leur verbiage nulle réplique à la jactance de Murielle.
« Si j'vous vois encore chercher des noises à Angélique, vous aurez affaire à moi. »
Je fus tranquille pour cette fois mais, par la suite, les méchantes revinrent m'embêter. Dès que Murielle les voyait, elle se levait de sa place et venait, en roulant des mécaniques, les disperser aussi efficacement qu'un vilain garnement disperse un attroupement de pigeons parisiens en donnant un coup de pied dans le vide.


13 - LA DÉBILE
41Ça avait l'air de beaucoup contrarier les méchantes que Murielle les privât du plaisir de me faire pleurer. Elles cherchaient leur revanche.
Un jour, alors que nous passions la récréation dans la classe, les méchantes vinrent m'embêter. Elles me posèrent des tas de questions et, à tout ce que je répondis, elles se moquèrent de moi. Comme d'habitude, Murielle s'approcha pour les faire fuir mais elles ne fuirent pas. Cette fois, elles avaient une réplique à lui fournir :
« Qu'est-ce qu'il y a, Murielle ? On n'a pas le droit de rire sur ce sujet ? Ça te choque ? »
Murielle se tut et resta à quelques mètres de distance, avec Anne-Marie. Elles se parlèrent toutes deux à voix basse, se concertèrent, tandis que les méchantes continuaient de se moquer de moi.
Cependant, leurs moqueries étaient absurdes. Elles riaient de tout ce que je leur répondais comme si j'étais une débile mentale, alors que c'était elles qui posaient des questions débiles. Par exemple, il y en a une qui me demanda à combien de kilomètres de Tours j'habitais. Ben moi, j'habitais à Cesson, juste à côté. Pourquoi elles me demandaient ça à moi ? Et pourquoi elles riaient comme des débiles alors que je leur fournissais les réponses les plus ordinaires ? C'est moi qui étais folle ?
42« Ah ! non. Ça peut pas durer comme ça. »
s'écria Murielle.
Elle s'approcha avec Anne-Marie et dit :
« Viens avec nous, Angélique. On a un truc à t'dire. »
Tandis que je les suivais hors de la classe, Marie-Annick lança à Murielle :
« Ouais. Tu f'rais bien. »
Marie-Annick, c'était la plus méchante des méchantes ; une brune, aux cheveux courts ondulés, des yeux marron foncé et des grandes dents. Elle grandissait plus vite que nous. Au début de la sixième, quand je n'avais pas voulu laisser la bêcheuse fouiller dans mes affaires, elle avait été la première à vouloir me forcer à ouvrir mon bureau. À l'époque, elle était à peine plus grande que la moyenne. Maintenant, elle dominait tout le monde d'une tête.
43Dès qu'elle me vit reparaître dans la classe, Marie-Annick vint au-devant de moi, suivie de toutes les méchantes. Elle me fit un large sourire comme si, d'un coup, elle avait envie d'être ma copine mais ses gestes trahirent ses intentions. Elle marchait en balançant le haut du corps comme une herbe dans le vent et en remuant les bras, étendus sur les côtés, comme si elle les prenait pour des cous de cygnes. Je commençais à la connaître : quand elle adoptait cette attitude maniérée, c'était pour être méchante.
Elle me demanda, des fleurs dans la voix :
« Alors, qu'est-ce qu'elle t'a dit, Murielle ? Tu veux bien me le répéter, à moi ?
- Oui. Murielle m'a dit d'te dire que si y a kek'chose que t'as pas compris, tu peux aller lui demander. Èe va t'expliquer. »
Son sourire tomba d'un coup. Elle chercha du regard et vit Murielle, à quelques pas, qui regardait la scène en riant de toutes ses dents.
Après ça, les méchantes me fichèrent une paix relative.


14 - RÉCRÉ CLANDESTINE
44Puis, lors d'une récréation, la porte de la classe s'ouvrit et une surveillante parut :
« Allez, les filles. C'est la récré. Tout le monde dehors !
- Oh ! Pourquoi ?
- Il fait beau. Il faut profiter du parc, prendre un peu l'air. Ça vous fera du bien.
- Mais on peut pas rester dans la classe ?
- Non, non, non. La principale m'a demandé de faire le tour des classes. Tout le monde doit sortir. Allez, ouste !
- Pfff ! »
Nous sortîmes donc.
45Il faisait beau. Mouais. Le ciel était bleu, le soleil brillait mais la terre était toute mouillée. Pas moyen de s'asseoir. Il fallait passer la récréation à cheminer dans le parc entre copines. Moi, j'étais toute seule. Passer mes récréations à marcher, marcher et encore marcher, tourner en rond toute seule dans le parc, je ne l'avais que trop souvent fait. En principe, moi, mes récréations, je les passais assise au pied d'un arbre. Là, je devais rester debout. Rester debout à discuter avec un arbre, ça devient vite lassant. Alors, je m'adossai à son tronc et j'attendis la fin de la récréation, regardant sans cesse ma montre. Les minutes ne passaient pas.
Lors de la récréation suivante, dès la fin du cours, toutes les filles se levèrent et sortirent de la classe. Mais pas moi. Mes fesses étaient trop lourdes, je n'arrivais pas à les décoller de ma chaise. Alors, j'attendis que la surveillante vînt me dire : Allez, ouste !. Elle ne vint pas.
46Je restai donc dans la classe vide mais pas toute seule. Deux autres filles n'étaient pas sorties : Murielle et Anne-Marie. Anne-Marie avait rejoint Murielle au premier rang et elles s'amusèrent ensemble.
À chaque récréation, nous restâmes ainsi toutes les trois dans la classe sans qu'aucune grande personne ne vînt jamais nous en déloger. À chaque fois, Murielle et Anne-Marie s'amusèrent ensemble au premier rang et moi, je restai toute seule au fond de la classe. Elles ne me parlaient pas. Elles faisaient comme si je n'étais pas là.
En même temps, moi non plus, je ne leur parlais pas. Si j'étais allée les voir… ? Quoi ? Que se serait-il passé ?
Depuis la maternelle, j'avais toujours été toute seule, à l'école ; toujours rejetée par les autres. Alors, j'étais d'une timidité maladive. La timidité était une prison qui m'étouffait intérieurement. Et puis, pour pouvoir aller vers les autres, il faut avoir quelque chose à leur dire. Quand on est tout le temps toute seule, on ne possède en soi aucun fil de conversation. Rien à dire.
À chaque récréation, tandis que Murielle et Anne-Marie s'amusaient ensemble au premier rang sans s'occuper de moi, ne serait-ce que par habitude, ces réflexions me tournaient dans la tête et revenaient à leur point de départ sans jamais déboucher sur rien de nouveau. Et puis, quand j'en avais marre, de cette réalité figée, je retournais suivre les routes merveilleuses de mon monde imaginaire.


15 - RIEN N'EST MOINS SÛR
47Souvent, au moment de sortir en récréation, Marie-Annick passait près de moi pour aller chercher une de ses copines assise au fond de la classe. Ce jour-là, quand elle passa près de moi, nos regards se croisèrent et je perçus d'elle cette pensée :
« Tu préfères rester dans la classe, plutôt que de sortir en récréation, pour être protégée par Murielle ! »
Elle ne le dit pas mais je l'entendis.
Était-ce le cas ? Au fond, si je me sentais mieux dans cette salle plutôt que dehors, cela tenait-il au fait que c'est là que se trouvait la terreur de la classe ? Pas sûr !
La principale de l'établissement, qui veillait particulièrement sur moi depuis le jour où je lui avais confié mes craintes d'être folle et de finir à l'asile, m'avait mise en garde :
« Méfie-toi de Murielle ! Elle pourrait se retourner contre toi, surtout si elle ne te parle pas : tu ne sais pas ce qu'elle a dans la tête. »
48Si Murielle se retournait contre moi, j'étais fichue.
Murielle était une fille blagueuse, taquine. Moi, j'étais très fragilisée. À la moindre moquerie, je me mettais à pleurer. À la moindre maladresse de Murielle, la situation pouvait basculer. Si Murielle se moquait de moi et me faisait pleurer, ne serait-ce qu'une fois, les méchantes tenaient leur revanche.
Je me méfiais aussi de l'influence qu'Anne-Marie pouvait avoir sur Murielle. Je trouvais que les regards qu'elle m'adressait étaient de plus en plus froids.
Et puis, Murielle, était-elle gentille ou méchante ?
Quand les méchantes cherchaient des noises à Murielle, elle levait la main et menaçait de distribuer des baffes. C'est comme ça qu'elle était devenue la terreur de la classe. Tout le monde la craignait. Seulement, depuis quelques temps, c'est à Marie-Lise qu'elle s'en prenait.
49Marie-Lise, c'était une grande perche, toute maigre, blonde aux yeux verts. Elle était assise juste derrière Murielle. La première fois que j'avais vu Murielle se retourner contre elle, lors d'un interclasse, ça m'avait étonnée. Qu'est-ce que Marie-Lise lui avait donc fait ? Elle était gentille, elle, en principe. D'ailleurs, en réaction à cette attaque de Murielle, elle s'était aussitôt levée, toute tremblante et s'était justifiée, excusée autant qu'elle pouvait. Ça prouvait bien qu'elle ne voulait pas chercher les histoires.
Pourtant, depuis ce jour, Murielle n'arrêtait pas de s'en prendre à Marie-Lise, par facilité, probablement : c'est plus simple de s'en prendre à une fille faible qui ne se défend pas plutôt qu'aux méchantes. Or, la plus faible de la classe, c'était moi. Il n'était donc pas exclu que je fusse sa prochaine victime.
Alors, non. Ce n'était pas pour être protégée par Murielle et Anne-Marie que je restais avec elles dans la classe. Je craignais, au contraire, que ma sécurité auprès d'elles ne tînt qu'à un fil.


16 - LES TUBES DE PEINTURE
50D'ailleurs, je me demandais bien ce qu'elles étaient en train de faire, depuis tout à l'heure. Je ne les voyais que de dos, elles étant au premier rang et moi au fond de la classe mais ça faisait un moment que je les entendais ricaner, toutes les deux. À tous les coups, elles étaient en train de jouer un mauvais tour à Marie-Lise.
J'avais bien envie d'aller voir ce qui se passait. Après tout, j'avais bien le droit de me promener dans la classe, comme ça, mine de rien. En plus, ça me faisait quelque chose à leur dire : « Qu'est-ce que vous faites ? ». J'avais bien le droit de poser la question, comme ça, mine de rien.
Ainsi, mine de rien, j'allai les voir et les découvris en train de faire de la peinture sur une page d'un cahier. De la peinture ? Pendant la récré ? Dans la classe où on n'avait même pas le droit d'être, en principe ? C'était osé ! Mais ça n'expliquait pas pourquoi elles ricanaient de la sorte. Je restais persuadée qu'elles jouaient un mauvais tour à Marie-Lise. Bizarre ! Par contre, mon plan tombait à l'eau : je ne pouvais pas leur dire : « Qu'est-ce que vous faites ? » étant donné que ça se voyait qu'elles faisaient de la peinture. Alors, que dire ? Que faire ?
51Murielle ferma la boîte de tubes de gouache et je vis une étiquette collée sur le couvercle. Sur l'étiquette, il y avait écrit Marie-Lise. Ça y est. J'avais quelque chose à dire.
Pointant le doigt vers la boîte, je dis :
« C'est les peintures à Marie-Lise ! »
Elles éclatèrent de rire toutes les deux et ne me répondirent pas.
J'insistai :
« Èe veut bien, Marie-Lise, que vous fassiez des barbouillis dans ses cahiers ?
- Comment ça, des barbouillis ? Tu nous insultes, là ! C'est des beaux dessins. C'est de l'art ! »
C'étaient des barbouillis d'enfant de maternelle. Il n'y avait aucun dessin, que de la peinture étalée.
Plus sérieusement, Murielle ajouta :
« Nan mais t'inquiète : on pourrit pas les affaires à Marie-Lise. On n'est pas folles. C'est un vieux cahier à moi, d'l'année dernière.
- Mais les peintures, c'est à Marie-Lise. »
Pas de réponse.
52« Èe veut bien, Marie-Lise, que vous preniez ses peintures ?
- Ouais, ouais. Èe veut bien. C'est elle qui nous a dit d'les prendre. Elle est contente. »
C'est seulement Murielle qui me répondait, en rigolant. Et là, Anne-Marie, qui depuis le début ne m'avait pas décroché une parole, rouvrit la boîte, prit un tube de peinture et le débouchonna. Et là, elle me jeta un regard glacial en écrasant le tube entre le pouce et l'index, dont le contenu tomba sur la feuille.
Murielle, le nez sur son cahier, ne vit que le geste et non le regard d'Anne-Marie. Croyant qu'il s'agissait d'une espièglerie, elle éclata de rire, prit un autre tube de peinture et l'écrasa, pareil, entre ses doigts, sans même se rendre compte qu'Anne-Marie, à côté d'elle, avait cessé de rire.
Peut-être que c'était moi qui étais folle mais là, j'y vis clairement une menace, dirigée contre moi.
53Il y avait une personne qui pouvait faire obstacle à cette escalade de méchanceté dont j'étais la cible finale. Cette personne, j'avais le moyen de la faire intervenir, maintenant ou jamais.
Sans ajouter un mot, je sortis de la classe, partis à la recherche de Marie-Lise et l'informai du sort que ses tubes de peinture étaient en train de subir.
Ça la mit tellement en colère qu'elle partit droit vers la classe, sans trembler, suivie de sa copine Valérie, régler ses comptes avec Murielle et Anne-Marie.
Et là, pour la première fois de toute l'histoire de notre amitié, Murielle me fit la gueule.


17 - MAUVAISE ÉLÈVE AU CATÉCHISME
54Le problème, c'est qu'à partir du moment où Marie-Lise et moi-même étions si facilement venues à bout de la terreur de la classe, elle ne terrorisait plus personne. Du coup, les méchantes s'amusèrent à embêter Murielle et Anne-Marie sans arrêt.
Murielle et Anne-Marie se défendaient très bien. Si elles n'arrivaient pas toujours à avoir le dernier mot, elles se servaient de leurs mains pour repousser les méchantes. Il n'empêche que, de ma place, au fond de la classe, je voyais qu'elles commençaient à en avoir marre.
Après tout, c'était un peu à cause de moi. Je ne regrettais pas d'avoir prévenu Marie-Lise pour le coup des peintures mais je n'oubliais pas non plus que tout avait commencé quand Murielle et Anne-Marie avaient voulu prendre ma défense. Alors, à mon tour, je voulais intervenir pour elles. Mais comment ? Pacifiquement, comme on nous apprenait en cours de caté ?
55Depuis ma place, j'observais les bagarres entre les deux camps, cherchant la faille qui m'aurait permis d'entrer en scène quand je sentis un regard posé sur moi.
C'était une fille qui s'appelait… euh… Laurence ? Oui, c'est ça, Laurence. Elle n'avait jamais fait parler d'elle, jusque-là.
Laurence n'était pas vraiment comme nous. C'était une vieille. Elle avait sûrement redoublé au moins deux fois. Elle était beaucoup plus grande que nous ; beaucoup plus grosse, aussi. Elle ne parlait jamais avec personne. En plus, elle n'était pas belle, pas féminine. Elle avait l'air d'une grosse paysanne, avec des cheveux tous secs, tous crépus, ni roux ni bruns, qui ressemblaient plus à des cheveux de maïs qui a des cheveux de femme. En plus, à l'époque, le prêt-à-porter ordinaire ne prévoyait rien pour les tailles fortes, elle portait des vêtements de grosse : des sacs à patates, sorte de robes chasubles sans forme dont le seul point commun avec nos habits était d'être bleues. Mais bon, ça ne voulait pas dire qu'elle n'était pas gentille.
Sa place était à l'extrême opposé de la mienne. Moi, j'étais au dernier rang de la colonne de gauche, elle était au premier rang de la colonne de droite.
56Le soleil était parti. Le mauvais temps avait ramené tout le monde dans la classe pendant les récrés. Tous les jours, depuis ma place, je voyais Murielle et Anne-Marie se chamailler avec les méchantes devant le bureau du prof et je cherchais le moyen d'intervenir. C'est là que je sentis sur moi un regard.
Tournant la tête, je vis Laurence, debout devant sa place. C'est elle qui me regardait. Avait-elle compris mes intentions ? Voulait-elle m'aider à rétablir la paix ? C'est ce que nous allons savoir tout de suite.
Laurence marcha d'un pas décidé en direction de la scène conflictuelle et là, de sa grosse main, elle donna un coup dans la tête à Murielle en disant :
« Si tu veux t'battre, ce s'ra avec moi. »
Murielle, stupéfaite de voir cette montagne lui tomber dessus, répondit aussitôt :
« Quand tu veux. Tu m'fais pas peur. »
Toutes les méchantes sourirent aux anges, ravies de voir en cette grosse mégère une nouvelle alliée.
57Dès lors, à chaque récréation, les méchantes allèrent chercher querelle à Murielle et Anne-Marie et dès que l'une des deux en venait aux mains, Laurence arrivait derrière et se battait avec elle. Ainsi, à chaque récréation, toute la classe assista à une scène de bagarre opposant Laurence soit à Murielle, soit à Anne-Marie, à tour de rôle.
Chaque jour, la violence montait d'un cran. Anne-Marie était un peu plus grande que la moyenne d'entre nous, étant donné que c'était une redoublante. Alors, elle se faisait gloire de se mettre devant Murielle pour la protéger. Seulement, Anne-Marie, elle était toute menue. Elle ne faisait pas le poids devant ce monstre d'obésité bien plus grand qu'elle.
Murielle avait la taille moyenne d'une fille de cinquième. Elle avait une longue chevelure blonde très épaisse. Tous les matins, avant d'aller à l'école, sa mère lui faisait des nattes sur le côté, ce qui lui donnait l'air d'une petite fille. Seulement, Murielle, c'était une battante. À la moindre agression, elle n'hésitait pas à foncer dans le tas. Visiblement, elle aimait la bagarre.
Quand Anne-Marie se mettait devant elle pour la protéger de Laurence, elle la repoussait en disant :
« Laisse-la moi. J'vais m'la faire, la grosse. »
Je pus constater dans le regard de Laurence que le tempérament provocateur de Murielle avait tendance à la déstabiliser. Elle n'avait pour elle que sa corpulence.


18 - UN CONFLIT TRÈS SÉRIEUX
58Le soleil imposa une trêve au conflit. Tout le monde dehors ! On vit alors la grosse Laurence déambuler dans le parc entourée du groupe des méchantes. C'en était grotesque ! Elles qui aimaient la sophistication, l'élégance et la féminité, elles portaient aux nues une fille qui était l'antithèse de leurs critères de snobisme. C'était, à l'évidence, le but recherché par Laurence mais je trouvais que c'était nul, de la part de ces méchantes prétentieuses, que de fayoter de la sorte.
Et puis, un jour, au moment de sortir en récréation, il m'apparut que mes fesses étaient à nouveau trop lourdes pour être décollées de ma chaise. Tant pis, je restai dans la classe. Murielle et Anne-Marie y restèrent aussi. Nous voici donc, une nouvelle fois, toutes trois réunies dans la classe vide.
Murielle et Anne-Marie regardèrent par la fenêtre et se dirent entre elles :
« Regarde-la passer, la tête haute, au milieu de ses courtisanes ! Comment elles lui font du gringue ! C'est pitoyable. »
59Me sentant indéniablement dans leur camp, j'allai les voir et elles me firent part de leur point de vue.
Selon Murielle et Anne-Marie, l'intention de Laurence était de dominer, de régner en maître sur tout Voisenon. Elle se servait de la situation pour se mettre l'élite dans sa poche. Si elles (Murielle et Anne-Marie) ne parvenaient pas à la vaincre maintenant, tout le monde la craindrait, tout le monde lui serait soumise ; d'abord parmi les cinquièmes puis, au fur et à mesure que nous monterions les classes, sa domination deviendrait totale. Alors, elle pourrait imposer ses lois et sa mentalité à tout Voisenon ; elle serait la reine et malheur à qui ne ferait pas partie de sa cour ! Il fallait l'en empêcher, la court-circuiter, maintenant ou jamais.
« Mais tu nous fayote pas, cette fois, hein ! Tu vas pas lui rapporter c'qu'on t'a dit !
- Mais nan. Chuis dans vot'camp. »
60Quand la pluie rassembla à nouveau tout le monde dans la classe, Laurence avait une nouvelle stratégie : cette fois, elle ne s'attaquait qu'à Anne-Marie. Si Murielle s'approchait, Laurence la repoussait violemment et fonçait droit sur Anne-Marie.
Anne-Marie se défendit vaillamment. Cela dura le temps de deux, trois, quatre récréations ? Et puis, un moment, pendant la bagarre, Anne-Marie se trouva dos au mur ; Laurence l'attrapa par les cheveux pour lui secouer la tête, qui heurta trois fois le mur.
Là, indéniablement, cela dépassait les limites de ce qui pouvait se concevoir dans une bagarre de cour de récréation, a fortiori dans une école de jeunes filles tenue par des religieuses - ne serait-ce que par respect envers les bonnes sœurs - et Laurence s'en prenant à plus petite qu'elle.
Anne-Marie quitta le combat, sonnée. Alors, Laurence, avec toute la grâce d'une mégère grossière, lui lança :
« Ça y est ? T'as ton compte ? »
61Le lendemain, en arrivant à l'école, Murielle avait changé de coiffure : au lieu d'avoir, comme les autres jours, deux tresses, une de chaque côté, elle en avait une seule derrière le dos. En revanche, Laurence, sûre d'elle et voulant paraître coquette, avait regroupé ses cheveux courts en deux petites couettes. Une idée de ses élégantes courtisanes ? Va savoir !
À la récréation de 10h, je ne sais pas quel temps il faisait dehors ; nulle ne s'en soucia. Seule la prof sortit à la fin du cours. Les filles de devant se reculèrent pour laisser le champ libre, celles de derrière s'avancèrent pour mieux voir le combat final qui devait s'engager.


19 - LE COMBAT
62Laurence et Murielle se firent face. Tandis que Laurence ne comptait que sur sa masse, Murielle tournait autour d'elle avec agilité et rapidité, fonçant dans le tas autant qu'elle pouvait. Laurence, malgré ses grosses mains qu'elle balançait à la volée, était sans cesse obligée de reculer, déséquilibrée par Murielle qui lui rentrait dedans.
Murielle fit en sorte de repousser Laurence contre le mur, à l'endroit même où celle-ci avait cogné la tête d'Anne-Marie, la veille. Plusieurs fois, Laurence essaya de se dégager mais se retrouva systématiquement, le dos contre le mur, bloquée dans ses mouvements.
Se sentant ainsi piégée, Laurence fut prise de colère et se dégagea vivement en assénant à Murielle une série de baffes. Murielle tomba à la renverse sur une table, étourdie par les coups.
63Moi, je me concentrai intérieurement pour transmettre mon énergie à Murielle. Je ne sais pas si ça marche mais sait-on jamais ! De toute façon, c'était de ma part une réaction irréfléchie, instinctive ; un réflexe de supporter.
Murielle se releva d'un coup, bondit sur Laurence et s'accrocha à ses couettes. Laurence, avant d'avoir eu le temps de dire ouf, se retrouva à nouveau dos au mur et Murielle lui secoua les couettes, d'un geste mesuré, de sorte à ce que la tête de Laurence cognât le mur - comme elle-même avait fait à Anne-Marie la veille - mais pas trop fort.
Sous le choc, le regard de Laurence se brouilla mais, l'instant d'après, ses yeux furent injectés de colère et elle avança les mains vers Murielle. On aurait dit qu'elle voulait l'étrangler, la massacrer mais Murielle tenait toujours les couettes de Laurence entre ses mains. Elle les secoua de nouveau et la tête de Laurence heurta une nouvelle fois le mur.
Là encore, après avoir, l'espace d'un instant, perdu toute force sous l'effet du choc, Laurence se redressa comme un lion enragé prêt à bondir sur sa proie et Murielle lui cogna la tête contre le mur une troisième fois.
64Et là, Murielle n'attendit plus la réaction de Laurence. Elle lui recogna la tête contre le mur, et encore, et encore…
Au bout d'un moment, Laurence leva les mains qu'elle secoua nerveusement devant elle, en signe de reddition. Murielle, croyant sans doute à une duperie, ne lâcha pas sa prise et continua à lui cogner et recogner la tête contre le mur… à gestes mesurés mais quand même ! Il fallait sérieusement envisager d'aller chercher un adulte à la rescousse. Sans vouloir fayoter mais bon…
Si c'était Murielle qui s'était retrouvée en fâcheuse position, je suppose que je serais allée bien vite chercher du secours. Là, ç'aurait plutôt été aux copines de Laurence de réagir mais personne ne bougea. C'était à croire que même ses courtisanes, qui avaient eu l'occasion de la connaître et de la juger, préféraient la laisser se faire corriger par Murielle que de lui venir en aide.
Seulement, au bout d'un moment, c'était pour Murielle que je m'inquiétais. Elle continuait à balancer la tête de Laurence contre le mur sans plus pouvoir s'arrêter. On aurait dit qu'elle avait perdu la raison.
65Finalement, c'est Anne et Fabienne, deux filles neutres, qui réagirent les premières, sortirent de la classe en courant est revinrent avec la principale de l'établissement.
Quand Murielle vit la principale près d'elle, elle lâcha les couettes de Laurence et poussa un soupir de soulagement.
Laurence fut envoyée à l'infirmerie. Murielle fut renvoyée trois jours.
Après cela, Laurence ne fit plus jamais parler d'elle mais ses ex-courtisanes restèrent copines avec elle.
Quand Murielle revint à l'école, elle reçut l'ordre de ne plus se mêler que de ses affaires.


20 - SIMPLE QUESTION
66Un jour, pendant la récréation, j'étais assise à ma place. Les filles de ma classe étaient autour de moi à m'embêter et moi, je pleurais. En somme, c'était comme d'habitude.
Anne et Fabienne s'approchèrent et demandèrent aux autres filles :
« Pourquoi vous l'embêtez ? »
Elles posèrent la question sans agressivité, sans émotion apparente, avec la simplicité de fillettes tranquilles qui posent une question commençant par pourquoi.
Du coup, les filles qui m'embêtaient se sentirent gênées et s'en allèrent sans rien dire.
Il n'empêche qu'aux récréations suivantes, elle revinrent m'embêter et me faire pleurer. Seulement, à chaque fois, Anne et Fabienne s'approchèrent et demandèrent, toujours sur le même ton passif :
« Pourquoi vous l'embêtez ? »
67Anne et Fabienne n'étaient pas du tout bagarreuses comme Murielle. Elles avaient plutôt l'air de deux petites filles modèles, sages, calmes. Elles avaient toutes les deux les cheveux châtain clair, coupés court. Des fois, je croyais que Fabienne portait du rouge à lèvres mais pas du tout ; ses lèvres étaient naturellement très colorées.
Quand elles intervenaient en posant leur question, les filles qui me faisaient pleurer ne répondaient pas. Elles s'en allaient, comme si elles se sentaient prises en faute ; jusqu'au jour où Marie-Annick répondit à Anne et Fabienne :
« Meh ! on lui a rien fait. C'est pas d'not'faute si elle pleure sans raison. »
Elles s'éloignèrent toutes de moi et se parlèrent à voix basse. Les méchantes cherchaient-elles à monter Anne et Fabienne contre moi, pour pouvoir continuer à me faire du mal ?
68La fois d'après, quand elles me virent pleurer, Anne et Fabienne s'approchèrent mais, cette fois, c'est à moi qu'elles demandèrent, sur leur même ton tranquille :
« Pourquoi tu pleures ? »
Je leur dis la raison. Bien sûr que j'avais une raison de pleurer. C'est parce que les autres étaient méchantes. Elles s'acharnaient sur moi, tout le temps. La preuve : qu'est-ce qu'elles faisaient, là, autour de moi ? Moi, j'étais à ma place. Je ne disais rien. Je ne faisais rien. Pourquoi ne me laissaient-elles pas tranquille ?
« Reste pas au fond ! Viens devant ! Viens ! »
On me fit une place au premier rang. Pendant les cours, je gardais toujours la place qui était la mienne depuis le début de l'année, au fond de la classe mais dès que le cours était fini, Anne et Fabienne me faisaient prendre mes affaires et asseoir, le temps de la récréation, à la place de… je ne sais qui, une fille qui me laissa sa place à chaque récréation. Peut-être bien Laurence.


21 - POURQUOI TU PLEURES ?
69On me fit dorénavant asseoir à cette place de devant, tous les jours, pour faire la lumière. Dès que je me mettais à pleurer - et ça se produisait à chaque récréation - Anne et Fabienne venaient devant moi et me demandaient :
« Pourquoi tu pleures ? »
Alors, je disais pourquoi je pleurais et elles s'en allaient, sans plus. Ou bien elles redemandaient sur le même ton neutre :
« C'est pour ça que tu pleures ? »
Je confirmais. Oui, je pleurais parce qu'on me faisait du mal, parce que, toujours, on faisait la démarche de venir me blesser au lieu de me laisser tranquille. Et moi, je n'en pouvais plus. Je ne pouvais plus endurer. Peut-être, pour les autres, les raisons de mes larmes pouvaient paraître insignifiantes mais moi, je n'avais plus la force. C'est comme si on fait une petite tape - une caresse, même - sur une partie du corps endolorie, ça peut faire très mal.
70Anne et Fabienne ne portaient aucun jugement, ne faisaient aucun commentaire. À chaque fois qu'elles me voyaient pleurer, elles venaient, elles posaient la question :
« Pourquoi tu pleures ? »
elles attendaient la réponse et elles s'en allaient.
Il n'empêche qu'au bout d'un moment, je finissais par en avoir ras-le-bol de toujours devoir justifier mes larmes. C'est les autres qui m'embêtaient et c'est à moi qu'on demandait de fournir des explications ? Ne pouvaient-elles pas me fiche la paix, Anne et Fabienne, à la fin !
Oh ! Je savais bien qu'elles étaient animées de bonnes intentions. Je n'allais tout de même pas m'en prendre à elles ! Si seulement j'avais pu contenir mes larmes, je n'aurais rien eu à expliquer. Mais non. Rien à faire. À chaque récréation, il fallait que quelque chose me fît éclater en sanglots.
71Aussitôt, Anne et Fabienne rappliquaient :
« Pourquoi tu pleures ?
- C'est rien. Laisse béton !
- Alors, pourquoi tu pleures ? »
À chaque fois, il fallait que je fisse l'effort de formuler verbalement la signification de mes larmes, de narrer les faits dont je venais d'être victime une fois de plus.
À l'issue de ma plainte, nulle n'était jugée. On me demandait la raison de mes larmes, je la donnais et c'était tout.
72Plus ça allait, plus il m'apparaissait que les raisons étaient minimes. À l'évidence, les filles prenaient soin de ne pas refaire les choses que j'avais dénoncées comme étant les raisons de mes larmes. Cherchaient-elles à me coincer pour pouvoir dire que je pleurais sans raison ? Que j'étais folle ?
Des raisons, j'en avais toujours à donner à Anne et Fabienne, mais elles étaient de plus en plus minces, jusqu'à en devenir absurdes, genre : une fille était passée devant moi et elle avait poussé ma règle, elle l'avait fait glisser de dix centimètres sur la table.
« C'est pour ça que tu pleures ? »
demandèrent Anne et Fabienne, d'un ton toujours égal.
Ben oui. Oui parce que cette fille n'était pas ma copine. Alors, pourquoi faisait-elle ça ? Pourquoi touchait-elle à mes affaires, sinon pour me chercher des histoires ?
Personne ne répondit rien. Personne ne se moqua de moi. On écouta mon explication, on se tut et on me laissa tranquille.
La seule qui me dit :
« Ça va pas, dans ta tête ! »
c'était moi-même.
73La fois suivante, quand Anne et Fabienne vinrent devant moi et me demandèrent :
« Pourquoi tu pleures ? »
je ne trouvai rien à leur répondre, rien du tout. Ce n'est pas qu'il se fût passé quelque chose de trop dérisoire pour que j'eusse raisonnablement à en pleurer, c'est que je n'arrivais pas à identifier ce qui s'était passé. Certes, si je pleurais, c'est que je venais de me sentir agressée mais par qui ? Par quoi ? Rien. Je ne retrouvais rien dans ma mémoire. J'étais folle.
« Pour rien. J'pleure sans raison.
- Si. Y a forcément une raison. Cherche en toi ! Cherche au fond de toi ! »
74Je fis ce qu'Anne et Fabienne me disaient. Je cherchai au fond de moi et y trouvai deux mots, juste deux mots qui ne voulaient rien dire. Alors, j'essayai de chercher plus profondément mais ces deux mots incompréhensibles bloquaient mon esprit et me faisaient pleurer plus fort. C'était de la folie.
« Dis-nous pourquoi tu pleures ! Dis-le nous ! »
Devant l'insistance d'Anne et Fabienne, j'essayai de dire les deux mots que j'avais trouvés en moi mais je n'y arrivais pas parce que je pleurais trop fort. Elles insistèrent encore et je parvins finalement à prononcer au milieu de mes sanglots :
« au secours »
Les filles restèrent un instant silencieuses autour de moi, puis on me laissa tranquille.


22 - DEUX FOIS PLUS DE TÊTES
75Bon. Il était temps que les beaux jours revinssent parce qu'elle commençait à devenir étouffante, cette classe.
De toute façon, la principale de l'établissement nous ouvrit le gymnase qui, dès lors, fit office de préau pour les deux classes de cinquième, le temps étant particulièrement mauvais cette année-là. Ce fut donc l'occasion de retrouver les filles de l'autre classe de cinquième.
Bon, moi, je m'en fichais, je n'avais pas de copines, ni en 5ème1, ni en 5ème2. Même, être toute seule dans mon coin au milieu de soixante, c'est presque pire qu'être toute seule dans mon coin au milieu de trente. Je me sentais deux fois plus honteuse.
« Ça vous fera du bien de voir de nouvelles têtes »
avait dit la principale de l'établissement.
76J'étais assise par terre et je voyais des têtes et des têtes et des têtes graviter autour de moi, au-dessus de moi, de filles qui passaient et repassaient, couraient, s'amusaient sans trop s'occuper de moi - tant mieux - mais la vision de cette multitude de têtes ne me faisait aucun bien notable. Du reste, elles n'étaient pas si nouvelles que ça, ces têtes-là, à l'exception peut-être de celle de Carole.
Je ne parle pas de la Carole de Cesson qui est arrivée à Voisenon en même temps que moi. Elle, en cinquième, elle était dans ma classe mais elle n'était pas du genre à faire parler d'elle. Elle avait deux copines, Isabelle et Marie-Claire. Toutes les trois, elles restaient de leur côté, bien discrètement, à échanger leurs petits secrets à l'oreille, et ne se mêlaient jamais aux autres. D'ailleurs, je n'aurai plus l'occasion de parler d'elle dans ce chapitre donc, à partir de maintenant, si je parle d'une Carole, c'est de la nouvelle dont il s'agit.
77C'était une redoublante. Ce n'est vraiment pas intelligent, de la part des parents, de changer leur enfant d'école quand il redouble parce que déjà que le fait de redoubler une classe peut être déstabilisant, alors changer d'école à ce moment-là, ça ne peut qu'aggraver les choses. Mais bon, si les grandes personnes étaient un tant soit peu capables d'empathie, moi la première, je n'aurais pas été à Voisenon.
Mais bon, moi, ce que j'en dis… Carole n'avait pas l'air d'en souffrir. En même temps, nous étions plus près de la fin que du début de l'année scolaire, elle avait eu le temps de s'adapter et se faire des copines.
78Le fait est qu'elle avait plein de copines et qu'elle était parfaitement adaptée au snobisme de Voisenon. Elle était même ce qu'on pourrait appeler une élite en terme d'allure et de bon goût. Elle allait même jusqu'à passer ses récréations avec un chapeau et un sac à main.
Je la voyais souvent, de loin, assise au milieu de ses copines avec qui elle semblait rire de bon cœur. Les cheveux bruns, raides, coupés en carré mi-long, des points de rousseur sur le visage, de grands yeux noirs pétillants de malice, elle n'était pas vraiment jolie mais elle avait du style et du tempérament, visiblement. Elle culminait au sommet d'une sphère bien loin de moi. Elle faisait partie du paysage de mes récréations, sans plus.


23 - SYMPA
79C'est alors que tomba la nouvelle : nous allions faire un voyage de classe d'une semaine, en juin, en Alsace, les deux classes de cinquième.
Ainsi, donc, nous partîmes visiter l'Alsace.
Si, le premier jour, nous fîmes visites guidées de musées et autres fadaises du genre, le deuxième jour, ça se passa autrement. On nous fit descendre du car et on nous dit :
« Voilà, on est dans tel bled, y a ça, ça, ça et ça qui peut être intéressant à voir. Maintenant, vous faites ce que vous voulez, vous vous organisez comme bon vous semble. Il est 14h. On se retrouve ici à 17h. »
80Je regardai toutes les filles des deux classes de cinquième s'éloigner entre copines et restai plantée là, me disant que moi, je n'avais rien envie de visiter du tout. Mais je ne vis pas Carole s'éloigner comme les autres. Elle laissa ses copines partir sans elle, vint me voir et me dit :
« Tu viens avec moi ?
- Pourquoi ?
- Pour être ensemble. Tu veux bien ?
- Oui. D'accord. »
Je la suivis, tout en me tenant sur mes gardes parce que je la soupçonnais d'être une méchante qui voulait se moquer de moi mais pas du tout. Nous nous assîmes au bord d'un cours d'eau et nous mîmes à discuter comme deux vraies copines.
81Moi qui, d'habitude, n'avais jamais rien à dire, avec Carole, la discussion ne tarissait jamais ; tant et si bien que, voyant le temps passer, je finis par l'interrompre :
« Faudrait p't'être qu'on aille faire les visites.
- Tu veux qu'on les fasse ? me demanda-t-elle sur le ton de la déception.
- Après, on n'est pas obligées de faire toutes les deux pareil.
- Mais si, on reste ensemble.
- Pourquoi ?
- Parce que c'est plus sympa, tu trouves pas ? »
Si, le fait est que je la trouvais super sympa… et que nous partagions la même envie de ne pas faire les visites. Étions-nous obligées de les faire ? Bah. On verrait bien. Au pire, si les profs nous en demandaient des comptes, on pourrait toujours dire qu'on s'était perdues et qu'on n'avait pas trouvé les lieux à visiter. C'était mon plan, de toute façon, avant que Carole se fût jointe à moi.
82Nous reprîmes donc notre conversation paisiblement ; conversation qui ressemblait un peu à un interrogatoire. Je lui posais des questions et, comme elle ne paraissait pas embarrassée à me répondre, je me permettais de lui en poser encore.
Il faut dire que j'étais tellement toute seule en permanence que je ne connaissais pas la vie. À l'école, j'étais tout le temps toute seule et, en dehors de l'école, mes connaissances s'étaient éloignées petit à petit. La solitude de mes longues journées d'école affectaient tellement mon comportement que je ne parvenais plus à avoir un relationnel cohérent, même en dehors de l'école. De fait, j'étais toute seule tout le temps, partout. L'école bousillait toute ma vie.
83J'avais envie de savoir ce que c'était que d'être dans la peau d'une fille populaire. Carole, en dehors de l'école, elle fréquentait des garçons, même des blousons noirs. Alors, je lui posai plein de questions et elle me répondit en toute simplicité. Il n'y a qu'à une seule de mes questions qu'elle ne me répondit que par un petit rire entendu :
« T'as déjà roulé une pelle à un mec ? »
Alors je me hasardai à lui poser la question qui m'angoissait par-dessus tout, en notre génération rock n roll :
« Comment tu réagirais si tu t'faisais plaquer par un mec ?
- J'me dis qu'j'aurais dû l'plaquer la première. »
84De retour au car, on ne nous demanda aucun compte des visites qu'on avait effectuées ou non. On nous dit seulement :
« C'est juste un peu dommage d'être en Alsace et de ne pas en profiter pour voir ce qu'il y a à voir. »
Le c'est dommage au lieu de ce serait dommage laissait sous-entendre qu'on savait parfaitement que Carole et moi avions passé l'après-midi assises au bord de l'eau. Pour le reste, je n'étais pas du tout d'accord avec le concept. C'est comme si je disais que c'est dommage de vivre au vingtième siècle et de ne pas en profiter pour écouter du rock. Chacun son truc. Même si on est au bon endroit au bon moment pour pouvoir profiter de quelque chose, encore faut-il que ce quelque chose nous corresponde.
85Pour ma part, ce qui aurait été dommage, ç'aurait été de perdre mon temps à traîner dans des musées au lieu de profiter de la compagnie que Carole m'offrait ; bien que je n'avais pas l'impression de lui apporter grand-chose en retour.


24 - ROMANTISME DE MAUVAIS GOÛT
Pourtant, dès que nous avions quartier libre, Carole me rejoignait et nous partions toutes les deux de notre côté. Là, nous revenions aussitôt à cet intarissable sujet de conversation si passionnant : les mecs.
86« Ça t'est déjà arrivé, t'es assise, les yeux fermés, tu sens que quelqu'un te roule une pelle, tu ouvres les yeux et tu découvres le visage du mec qui t'a embrassée ? »
Carole ouvrit promptement de grands yeux amusés :
« Oh ! Fais pas ça !
- Pourquoi ?
- Parce que ça s'appelle se faire emballer par un mec. Si ça t'arrive, les mecs te respecteront jamais.
- Ys m'respecteront pas parce que ça s'appelle se faire emballer ? J'comprends pas.
87- Parce que ça te donnera mauvaise réputation. Ys diront partout qu'tu t'laisses embrasser par n'importe qui.
- Ben, après tout, si c'est l'mec qui vient m'rouler une pelle pendant qu'j'ai les yeux fermés, c'est d'sa faute, pas d'la mienne. Alors pourquoi c'est à moi qu'ça donnerait mauvaise réputation ?
- Oh ! Les mecs, ys ont vite fait d'parler. C'est à toi de rester vigilante. Si t'es en compagnie d'mecs dont t'es pas sûre, tu dois garder l'œil ouvert.
88- Oui mais si, entre un mec et moi, c'est comme ça qu'ça doit s'passer, qu'est-ce que j'en ai à fiche de c'qu'ys disent, les autres ?
- Ouais, t'as raison. Si t'es avec un mec, le regard des autres, c'est pas important. Mais là, même le mec qui t'aura roulé une pelle, y pourra pas t'respecter parce qu'y s'dira qu'lui ou un autre, c'est pareil. Y s'en fichera, de toi.
89- Pourtant, moi, j'trouve ça beau. Je comprendrais qu'on s'moque de moi parce qu'on trouve ça vieux jeu mais pas qu'ça m'donne mauvaise réputation. Tu sais ? C'est comme dans Blanche-Neige. À la fin, quand elle est endormie par le poison et qu'elle est réveillée par un baiser d'amour, elle ouvre les yeux et elle découvre le visage de son prince charmant tant attendu. C'est un peu bêbête, peut-être, mais moi, j'ai toujours entendu dire que c'était romantique, pas qu'ça lui donnait mauvaise réputation.
90- J'en sais rien. Moi, j'te dis comment fonctionnent les mecs que j'connais. Ys sont pas forcément une référence. Après, c'est à toi d'voir.
- Si ça s'appelle " se faire emballer par un mec ", c'est une référence sur la manière dont fonctionne toute notre génération : j'avais déjà entendu cette expression mais j'savais pas c'que ça voulait dire. Merci de m'avoir prévenue ! »
91En fait, ce qui m'étonnait surtout, c'était de me prendre à soutenir cette position parce que quand j'étais petite et que ma famille m'avait emmenée voir Blanche-Neige au cinéma, j'avais failli pleurer en voyant ce garçon pas beau surgir dans l'écran comme un imposteur. Je n'avais pas du tout aimé cette fin. Alors, comment se faisait-il qu'au moment d'entrer dans l'adolescence, je défendais ce rêve comme s'il était le mien ? Peut-être parce que j'étais si mal dans ma peau que je désirais être dans celle de quelqu'un d'autre.
N'importe ! J'en revins tout de même à mon propre rêve de toujours :
« Tu crois qu'un jour j's'rai copine avec des blousons noirs ?…»


25 - LE RIRE PERDU
92Retour à l'école. Plus que quinze jours avant les grandes vacances. Ambiance détendue.
Le midi, au réfectoire, nous étions installées par tables de six. On nous avait laissées choisir nos places le jour de la rentrée mais après, il avait fallu garder les mêmes toute l'année pour éviter le chahut et les problèmes.
Pourtant, le lundi après notre semaine en Alsace, quand je vins au réfectoire, ma tablée avait changé. Ma place était libre mais celle d'en face était occupée par Carole et les quatre autres par ses copines. Elle s'était arrangée avec les filles qui mangeaient d'habitude à cette table et, comme c'était la fin de l'année, les surveillantes avaient laissé faire.
Je fus donc accueillie à ma table par une Carole toute joyeuse :
« Angélique, viens avec nous ! »
93Cela ne me dit rien qui valût. Sans doute, l'intention de Carole était très sympa et m'allait droit au cœur mais je ne me sentais pas à la hauteur de l'intérêt qu'elle me portait. En Alsace, tout s'était bien passé parce que nous étions dans la rue mais entre les murs de Voisenon, j'étais la nulle. Tôt ou tard, elle allait bien finir par s'en rendre compte et tout allait basculer, c'était certain. En plus, en Alsace, nous n'avions été que toutes les deux. Là, à l'intérieur d'un groupe, je ne pouvais pas m'exprimer, j'étais trop timide.
Je fis comme je faisais d'habitude : je mangeai, le nez dans mon assiette, sans piper mot. Toutefois, pour ne pas qu'elles crussent que c'était moi qui les rejetais, je m'efforçais, de temps en temps, de lever la tête vers elles et les regardais parler. Si l'une d'entre elles faisait l'effort de me parler pour engager la parole avec moi, je répondais par oui ou par non. J'étais sur la défensive et ne me sentais pas du tout prête à m'intégrer au milieu de ces filles, parmi les plus élégantes de Voisenon, que je ne connaissais pas.
94À la fin du repas, pour le dessert, on nous servit à chacune une poignée de cerises. Les cerises, c'est mon fruit préféré. Et c'est là que tout a basculé, quand Carole, assise en face de moi, cracha son noyau dans mes cerises.
Alors, voilà. Elle avait fait venir ses copines à ma table pour m'humilier devant tout le monde. Et moi, je fondis en larmes.
Ce que voyant, Carole s'empressa de me dire :
« Hé ! C'est pour rire. J'veux pas t'faire pleurer. »
Alors, ce n'était pas elle qui était méchante ? C'est moi qui étais nulle, incapable de réagir normalement ? Je me sentis honteuse, débile autant que troublée par le doute et ne pus faire autre chose que pleurer.
95Pendant ce temps-là, Carole insistait :
« Non, pleure pas ! Pleure pas à cause de moi, s'il te plaît ! On rigole. Regarde ! »
Elle cracha un noyau de cerise dans l'assiette de sa voisine qui me regarda en riant et cracha à son tour un noyau dans les cerises de Carole. Toutes ses copines assises à ma table se cachèrent leurs noyaux dans les cerises les unes des autres en riant bien fort pour me montrer le chemin mais moi, j'étais dévorée par l'angoisse, terrorisée. Alors, je pleurais.
Je voyais, en face de moi, Carole mettre toute son énergie à essayer gentiment de me sortir de mes larmes. Elle ne se rendait pas compte que je souffrais d'un traumatisme profond et qu'il m'était impossible d'en sortir comme ça, instantanément. Alors Je pleurais de voir cette main tendue vers moi que je ne pouvais saisir.
96Une surveillante vint me demander pourquoi je pleurais et moi, forcée de fournir une réponse :
« Elle a craché son noyau dans mes cerises »
consciente de ne dénoncer là que ma propre stupidité.
« Bon, c'est pas votre table, ça, normalement. Laissez-la tranquille ! Venez vous asseoir ailleurs ! »
ordonna sévèrement la surveillante à Carole et ses copines.
Tandis que les autres filles se levèrent, Carole resta assise et expliqua, visiblement chagrinée :
« C'était pour rire. J'voulais être son amie. »
97La surveillante était une personne encore assez jeune pour comprendre ça, dans son cœur d'enfant. Elle se tourna vers moi d'un air interrogateur et me regarda dans les yeux un instant. Puis, elle dit gentiment à Carole :
« Elle a compris. Allons ! Venez maintenant ! Il faut la laisser tranquille. »
Carole se leva, fit le tour de la table, se tint devant moi et me dit d'une voix brisée :
« J'voulais être ton amie. »
J'aurais voulu lui répondre quelque chose mais ma gorge était trop serrée. Deux grosses larmes coulèrent sur ses joues et elle suivit ses copines que la surveillante plaça à une autre table.
Moi, ce que j'aurais voulu dire, c'est :
« Pardon, Carole. »


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